DJ, soleil et lutte des classes: immersion dans les nuits marseillaises
En plein c?ur de l?été, après deux années de confinements et couvre-feu successifs, à Marseille comme ailleurs, la nuit se repeuple de créatures affamées de musique et de danse, de fête, de verres qui tintent et de cigarettes allumées. On en oublie un peu les masques.
La route est poussiéreuse et s?enfonce dans la forêt. Je roule comme ça depuis une vingtaine de minutes, en suivant cette fourgonnette pleine d?autocollants de marques de skate ou de festivals. Il est un peu plus d?une heure du mat et je suis sobre et c'est plutot bizarre.
Je voulais mettre de la musique dans la caisse, pour me chauffer un peu le sang, mais le lecteur ne lit pas mon téléphone et il n?y a que France Inter qui passe. Une émission autour de Platon et du temps. Pas très rock?n?roll.
Il faut se rendre au point GPS communiqué une heure avant par message. J?ai déjà fait une quarantaine de bornes. Mais là plus de signal. Les mecs devant moi s?arrêtent. Quatre bonhommes, cheveux longs, pompes Quechua défoncées et canettes de 8.6 à la main viennent me demander si je connais la route. À côté d?eux, j?ai l?air d?un jeune premier.
Un mec s?arrête pisser sa bière, j?en profite pour sortir mon appareil photo. On continue sur ce chemin de terre encore quelques kilomètres, puis au milieu de la nuit, dans un virage au pied d?un pin tordu, un type m?arrête et me fait signe de baisser la vitre: « Gare toi là, et sers à gauche que tout le monde puisse passer ». « Okay », je suis pas là pour faire des manières.
Je me joins à la cohorte chancelante et bruyante qui continue à pied sur le chemin. La lune est pleine et éclaire les pins parasol et les oliviers. Quelques étoiles se débattent dans le ciel trop clair de juillet. Le vent est chaud et j?entends déjà au loin, le boum boum qui va rythmer les prochaines heures. Sur une plate-forme en béton dominant toute la vallée, au milieu de rien, quelques mecs branchent des câbles au groupe électrogène et se roulent des clopes. La nuit ne fait que commencer.
Ici, pas de videur, pas d?entrées à payer ou de dress code. Une paire de baffles sur des pieds bancals, des DJs chauds comme l?été, un ciel étoilé, des mecs qui se ramènent de toute la région, et au loin, les lumières de Marseille. La musique commence à monter. Il y a ceux qui sont là pour danser. Devant les enceintes, ils sont déjà loin de nous. Ceux qui ont à faire se calent peinards dans un coin pour mélanger Coca et whisky dans une bouteille de Cristalline. Il y a ceux qui s?embrassent en plein milieu, ceux qui aimeraient bien et ceux qui sont déjà affalés dans l?herbe. On se croirait dans un film de fin du monde. La société se serait effondrée et il resterait quelques fous qui, dans la forêt, invoqueraient le Salut en dansant au rythme des basses et des scratchs de platines. Partout autour, la forêt et les collines de Pagnol: un berger pourrait passer avec son âne ou son troupeau de chèvres. Mais les lumières bleues, roses et vertes commencent à palpiter, la fumée monte dans le ciel. Ça sent la weed et la garrigue. Le ciel, un peu couvert, se teinte des lumières de la ville et passe du jaune au orange brumeux. Une putain de nébuleuse dansant au bord de l?Univers. C?est assez beau, non ?
On discute un peu en se gueulant dans l?oreille. Je ne comprends pas tout. Certains sont contents de refaire la teuf cet été, d?autres n?ont jamais arrêté. Antoine a fait toutes les teufs organisées par le collectif. Plus quelques-unes en Ardèche et vers Perpignan. Les gros festivals lui manquent. On est moins nombreux. Mais la nuit n?a pas cessé de battre ici. Elle s?est simplement cachée, et s?est faite un peu plus discrète.
Les heures passent. Devant une enceinte, je vois un grand type, casquette de hipster et banane autour de la poitrine, le regard fixe et une cicatrice sur la joue. Il n?a pas bougé depuis que je suis arrivé. Derrière lui, une fille semble filmer toute la soirée sur son téléphone, même quand tout le monde autour saute en levant les bras, aux ordres du Dieu DJ. Ça fait du bien de voir des gens s?oublier. « Bien sûr on est là pour s?évader », me répète un type aux cheveux longs planqués sous un bob. Il porte un maillot de l?OM et s?enfile des grandes lampées de pastis dans une bouteille en plastique. Une fille me regarde. Elle est belle. Et a l?air complètement perdue derrière ses lunettes de soleil. Elle vient me voir pour me demander du feu. Je la regarde en me disant qu?elle n?arrivera jamais à allumer sa clope. Elle me rend mon briquet et repart danser. Elle reviendra deux fois dans la nuit, à chaque fois en me tapant sur la poitrine du bout des doigts pour me dire qu?elle veut fumer.
Les gens sont là pour se marrer. Ça fait des tours de caisse, ça s?emballe dans les bois, ça fume quelques pétards sous les étoiles et ça repart en transe devant l?ampli. Tout le monde se mélange sans se poser de questions, du punk à chien qui descend des canettes au bobo sapé qui se tape des rails avec ses copines blondes en robes moulantes. Rien n?est important tant que la nuit est là, que les corps se frottent et se touchent, que les bouteilles se vident et que la musique résonne, encore un peu plus fort. On est loin, très loin dans la galaxie, pas de virus ici. Allez, vas-y, monte encore le son!
Ailleurs, d?autres soirs, d?autres nuits, ça danse toujours. Les marseillais retrouvent enfin leurs lieux de l?été, sous le soleil de juillet qui ne veut jamais dormir. Il fait chaud, on s?habille pas trop, mais on est content de se noyer dans la foule, après présentation de son test PCR. On se demande, t?es vacciné toi ? Tu sais si on peut faire un test sur place à la soirée ? On est là tôt, pour ne rien rater. Je croise Jack, l?organisateur. « Pas facile d?organiser des soirées cet été. Les collectifs, DJ, salles et autres restent sur la réserve. Ils attendent le dernier moment. On vient de nous annoncer la mise en application du pass sanitaire. On sait pas si on va continuer, c?est la merde. On a moitié moins de monde que la semaine dernière. Ils viennent de nous tuer ».
En attendant, on veut tout, maintenant. Retrouver les potes, prendre des nouvelles de ceux qu?on a pas eu l?occasion de revoir, goûter enfin la nouvelle salade de poulpe du food-truck à la mode, se prendre dans les bras, danser comme des cons en sautant sur des rythmes festifs, cracher sa fumée au ciel en fermant les yeux, les pieds ancrés dans le sol et poser les mains sur la taille de sa copine pour la coller contre nous. Caro a invité sa copine bretonne. Elle est à Marseille pour quelques jours, et se descend quelques pintes sur le toit-terrasse - le son est bon ce soir, et on a besoin d?air.
Dans les lieux branchés aussi, on lutte contre l?isolement des derniers mois. Les trentenaires en mal de contact physique et de séduction viennent montrer leur nouveau t-shirt, le masque poliment accroché au coude pour écouter le dernier DJ en vogue faire des envolées rythmiques. Moi j?ai la dalle et j?admire le style faussement détendu des créatures bronzées qui se trémoussent devant moi, l?air de rien, mais bien assortis et élégants. Tu veux un conseil ? Cet été, c?est chemisette à motifs colorés, bob vintage, short léger et baskets blanches sans chaussettes. Je parle des sudistes bien sûr, les parisiens sont plutôt sur de la chaussette haute bariolée et les converses. Le dancefloor, cette nouvelle lutte des classes.
À chaque nouvelle chanson ça lève les verres de vin en plastique vers le ciel, pour célébrer la vie qui coule à nouveau dans les veines après une semaine de télétravail et de réunion Zoom. Mais sans trop laisser trainer son verre quand même. On repart en fin de soirée, les uns derrière les autres, un peu saouls, en passant devant l?interminable queue des chiottes. Une fille trébuche dans l?escalier, et fait tomber sa clope électronique. Ah, revivre enfin !
Le soleil finira par se lever, laissant sous nos yeux les cadavres de bières, les masques usagés et les corps étendus dans un sommeil capiteux. La musique laissera place au silence et à la gueule de bois. L?été finira un jour ou l?autre, lui aussi, quel que soit le variant du moment ou le taux de vaccinés, les vacances laisseront place à un nouvel automne. « On sait bien que ça sent pas bon pour la rentrée, raconte l?un des DJ de la soirée. On en profite, parce qu?on sait pas jusqu?à quand ça va durer. » Nouvelle vague, nouvelle restriction, nouvelle solution, les teuffeurs trouveront leurs failles, leur espace, leur respiration. Dans un champ caché dans la forêt, dans un appartement loué pour le week-end ou dans une piscine désaffectée. Rien n?arrête un peuple qui danse, disait-on. Et sûrement pas un QR code ou quelques réglementations sanitaires. Les noctambules ont été enfermés, privés, empêchés. Mais la platine grésille à nouveau, le Larsen est bien là qui monte, qu?on le veuille ou non.
DJs, Sunshine, and Class Struggle: a Journey Into Marseille's Nightlife
The road is dusty and goes deep into the forest. I've been driving like this for about twenty minutes, following a van covered in stickers picturing skateboard brands or festivals. It?s just past one in the morning and I?m sober.
I wanted to put some tunes on, to get the blood flowing a little, but the player won't work with my phone and the only thing on the radio is France Inter. A program about Plato and time. Not very rock'n'roll.
You have to go to the GPS location sent via text message an hour earlier. I've already covered about forty kilometers. But now I don't have a signal. The guys in front of me stop. Four men, long hair, tattered Quechua sneakers, and cans of 8.6 beer in their hands walk up to me ask me if I know the way. Next to them, I feel like I belong in a cute rom-com.
A guy goes to piss out his beer, and I seize the opportunity to take out my camera. We continue down this dirt road for a few more kilometers, then, in the middle of the night, in a bend at the foot of a Lodgepole pine, a guy stops me and motions for me to roll down my window: "Park over there, way on the left, so that everyone can get through." "Okay." I'm not here to make a fuss.
I join the tottering and noisy cohort that continues down the path on foot. The moon is full and lights up the umbrella pines and olive trees. A few stars struggled to sparkle in the light July sky. The wind is hot and already, in the distance, I can hear the boom-boom that will punctuate the next few hours. On a concrete platform overlooking the entire valley, in the middle of nowhere, a few guys are hooking up some cables into the generator and rolling cigarettes. The night has only just begun.
No bouncers here, no cover charge or dress code. A set of speakers on wobbly stands, DJs as hot as the summer itself, a starry sky, guys who came here from all over the area, and, in the distance, the twinkling lights of Marseille. The volume cranks up. Some people are here to dance. Moving their bodies in front of the speakers, they're already in their own world, far away from ours. Others grab a seat on the ground in a corner and get busy mixing Coke and whiskey in a bottle of Crystalline. There are couples making out in the middle of the crowd, others who wish they were and others still who are already sprawled out on the grass. It feels like an end-of-the-world movie. One in which society has collapsed and there are still a few crackpots left who, in the forest, invoke Salvation while dancing to the rhythm of the bass and the scratches of the turntables. All around, the forest and the hills are straight out of a Pagnol novel: a shepherd could easily walk by with his donkey or his flock of goats. But the blue, pink and green lights start to flutter, smoke rises in the sky. The air smells of weed and scrubland. The sky, a little overcast, is tinted with the lights of the city and goes from yellow to hazy orange. A freaking nebula dancing on the edge of the Universe. Beautiful, isn't it?
People try to talk a little by yelling into each other's ears. I can't make everything out. Some people are thrilled to be partying again this summer, others never stopped. Antoine has hit every single party organized by the collective. Plus a few in Ardèche and over towards Perpignan. He misses the huge summer festivals. The crowd's not as big here. But the night never stopped beating around these parts. It was just hiding, and trying to be a bit more discreet.
The hours go by. In front of a speaker, I see a tall guy with a hipster cap and a fanny pack around his chest, a blank look in his eyes and a scar on his cheek. He hasn't moved since I got here. Behind him, a girl appears to be filming the entire evening on her phone, even when everyone around her starts jumping up and down raising their arms, as commanded to do so by the DJ God. It feels good to see people let loose. "Of course we're here to get away from it all," a guy with long hair tucked away under a sunhat tells me. He's wearing an OM soccer jersey and is gulping down pastis from a plastic bottle. There's a girl looking at me. She's hot. And she looks completely lost behind her sunglasses. She walks over to me to ask for a light. I look at her, thinking to myself that she will never manage to light her cigarette. She gives me back my lighter and walks back to her dance spot. She approached me two more times again that night, tapping me on the chest with her fingertips each time to indicate that she wanted to smoke.
People are here to have fun. They go for a drive, they get carried away in the woods, they smoke a few joints under the stars and then return to their state of trance in front of the speakers. Everyone mingles without asking any questions, from the punk dude in the dog collar downing the beer cans to the boho hipster doing lines with blond girls in tight dresses. Nothing else matters as long as it's night, as long as the bodies are rubbing and touching, the bottles are being drained and the music is pounding, always a little louder still. We are in a galaxy far, far away, no virus here. Come on, go ahead, pump up the volume some more!
Elsewhere, on other evenings, on other nights, the dancing goes on. The people of Marseille are finally back at their summer spots, under the July sun that refuses to sleep. It's hot, people dress lightly but are happy to get lost in the crowd after showing proof of their PCR test. People ask each other, Hey, are you vaccinated? Do you know if I can get tested right here at the party? People show up early, so as not to miss anything. I run into Jack, the organizer. "It's not easy throwing parties this summer. The collectives, the DJs, the venues, they're all on their guard. They wait until the last minute. We've just been informed that the health pass is being enforced. We're not sure we can keep doing this, it's a mess. We have half the crowd we had last week. They're killing us."
In the meantime, everybody wants everything, right now. To be reunited with their friends, to inquire about those they haven't had the chance to see yet, to finally sample the new octopus salad from the trendy food-truck, to throw their arms around each other, to dance like idiots by boogying to party tunes, to spit out smoke at the sky while closing their eyes, their feet planted firmly on the ground and their hands tight around their girlfriend's waist, pressing their bodies together. Caro invited his girlfriend from Brittany. She's in Marseille for a few days, and knocks back a few pints on the rooftop terrace - it's a good sound out here tonight, and people need some air.
In trendy places too, people have been struggling with the isolation of the past few months. Thirty-year-olds looking for physical contact and hookups come to show off their new t-shirts, their masks politely hanging on their elbows as they listen to the latest hot DJ creating soaring rhythmic soundscapes. Personally, I'm famished, and I admire the deceptively relaxed style of the tanned creatures jiggling around in front of me, casually well-matched and elegant. You want a tip? The hot look this summer is a colorful patterned shirt, a vintage sunhat, light shorts and white sneakers without socks. I'm talking about southerners of course, Parisians are more into colorful high socks and Converse sneakers. The dance floor: the scene of the new class divide.
With each new song, people raise their plastic wine glasses to the sky, to celebrate the life flowing in their veins again after a week of remote work and Zoom meetings. And they don't go too easy on those glasses. At the end of the night, it's time to go, one behind the other, a little tipsy, filing past the endless line outside the restroom. A girl trips in the stairway and drops her e-cigarette. Ah, to finally live again!
The sun will eventually rise, over empty beer cans, used masks and passed-out bodies. The music will give way to silence and hangovers. Summer will end sooner or later, too, regardless of the variant of the day or the vaccination rate. The summer holidays will give way to another autumn. "We know things aren't looking good for the fall," said one of the evening's DJs. "We're taking advantage while we can, because we don't know how long this will last." A new wave, new restrictions, a new solution... partiers will find a way, they'll find their space, their way to breathe. In a field hidden in the forest, in an apartment rented for the weekend, or in an abandoned swimming pool. Nothing can stop dancing people, they say. And certainly not a QR code or a few public health regulations. The night owls have been confined, deprived, and prevented from partying. But the turntable is crackling again, the speakers are there, and like it or not, the volume is cranking up.