AU LOIN, LA MONTAGNE HEHUANSHAN
La lumière du matin s’étire sur Taichung, glisse sur les façades, accroche les vitres des immeubles avant de se diluer dans l’air encore frais. À une table de café, un couple en habits de mariés savoure un petit-déjeuner, gestes mesurés, silhouettes figées dans une élégance presque irréelle. La blancheur de la robe contraste avec la table, avec la ville encore endormie, avec les ombres longues qui glissent sur le bitume.
Sur l’autoroute menant aux montagnes de Hehuanshan, la voiture file, engloutissant les kilomètres dans un sifflement sourd. Le paysage bascule sans transition, la mer derrière nous s’efface et les reliefs s’élancent, puissants, vertigineux. En une heure et demie à peine, le monde change de forme. Ici, pas de longues vallées qui adoucissent la montée, pas d’espace pour apprivoiser la pente. L’île est un chaos minéral, née d’une poussée brute, un soulèvement sans concession où la roche s’impose avec violence.
Sur le sentier du Hehuanshan East Peak, la végétation s’accroche aux flancs escarpés. Entre les touffes de graminées, la roche surgit, affleurant comme une mémoire ancienne, éclatée par le froid, polie par les vents. Les arbustes morts, érodés par le gel et le temps, tendent leurs branches noircies vers le vide, spectres d’un autre âge. La brume arrive d’un coup, roule sur les crêtes et s’épanche dans les creux, effaçant les perspectives, avalant les reliefs. Un silence s’installe, pesant, comme si la montagne retenait son souffle.
Sur Shimenshan, la lumière joue avec les nuages, éclate en rais tamisés qui transpercent le brouillard, effleurent les cimes avant de s’évanouir. Les montagnes respirent sous ce jeu d’ombres et de lueurs. Un sommet surgit, disparaît aussitôt, comme un navire pris dans une tempête de coton. L’air a une densité nouvelle, un poids presque palpable.
Sur le sommet principal du mont Hehuan, le froid mord la pierre, s’infiltre dans les moindres anfractuosités. La végétation est prise dans la glace, pétrifiée, figée comme une nature morte sous un vernis cristallin. Des silhouettes émergent du brouillard : des travailleurs philippins et indonésiens, fascinés par cette neige qu’ils découvrent pour la première fois. Ils la touchent du bout des doigts, la ramassent, la compressent, comme s’ils cherchaient à percer un mystère. Leurs rires résonnent dans l’air glacé, brisent un instant le mutisme du sommet.
La descente vers Nantou se fait plus douce, la route sinue entre les plantations de thé, entre les vergers suspendus dans une mer de nuages. Tout semble en lévitation, flottant dans une lumière diffuse. En bas, Taichung s’étale entre montagne et océan, une ville à la géographie hésitante, où les immeubles surgissent sans ordre précis. Quelques tours de verre et d’acier percent le ciel, mais la tôle ondulée règne encore, recouvrant des quartiers précaires aux ruelles serrées, aux murs fatigués par l’humidité.
À Longjing, les pêcheurs s’agglutinent près de la sortie d’eau de la centrale thermique. Le vent fouette les visages, soulève des vagues courtes et nerveuses. Les cannes plient sous les rafales, les fils tracent dans l’air des courbes tendues. Des chiens errants dorment à même le sol, indifférents à l’agitation. Plus loin, les éoliennes tournent, immenses, imperturbables, bras dressés vers l’infini du ciel.
À Wuqi, la criée s’anime. Les étals débordent de poissons luisants, fraîchement sortis des filets. L’air est épais d’odeurs marines, de sel et d’écailles. Les familles taïwanaises arpentent les allées, marchandent, échangent des sourires. Les cris des vendeurs se mêlent aux rires, aux tintements des assiettes qu’on pose sur les tables des petits restaurants de fortune.
Le voyage continue, porté par la lumière mouvante, par le vent et la mer, par la roche et le silence.
IN THE DISTANCE, HEHUANSHAN MOUNTAIN
The morning light stretches over Taichung, gliding across facades, catching on the glass of buildings before dissolving into the cool air. At a café table, a couple in wedding attire savors breakfast, their movements measured, their silhouettes frozen in an almost unreal elegance. The whiteness of the dress contrasts with the table, with the still-sleeping city, with the long shadows slipping over the asphalt.
On the highway leading to the Hehuanshan mountains, the car speeds along, swallowing kilometers with a low hum. The landscape shifts abruptly—the sea behind us fades, and the mountains rise, powerful, dizzying. In just an hour and a half, the world changes form. Here, there are no long valleys to soften the climb, no space to ease into the ascent. The island is a mineral chaos, born of a brutal thrust, an unyielding upheaval where rock asserts itself with force.
On the trail to Hehuanshan East Peak, vegetation clings to the steep slopes. Between tufts of grass, rock emerges, breaking through like an ancient memory, shattered by the cold, smoothed by the wind. Dead shrubs, eroded by frost and time, stretch their blackened branches toward the void, specters of another age. The mist arrives suddenly, rolling over the ridges and pooling in the hollows, erasing perspectives, swallowing the landscape. A heavy silence settles, as if the mountain is holding its breath.
On Shimenshan, light plays with the clouds, breaking into filtered rays that pierce the fog, grazing the peaks before vanishing. The mountains breathe in this dance of shadows and light. A summit appears, only to disappear again, like a ship lost in a storm of cotton. The air feels denser now, almost tangible.
At the main summit of Mount Hehuan, the cold bites into the stone, seeping into its smallest cracks. The vegetation is trapped in ice, petrified, frozen like a still life under a crystalline varnish. Figures emerge from the fog—Filipino and Indonesian workers, fascinated by the snow they are seeing for the first time. They touch it with their fingertips, gather it, press it together, as if trying to unlock a mystery. Their laughter rings through the icy air, briefly breaking the summit’s silence.
The descent toward Nantou is gentler, the road winding between tea plantations, between orchards suspended in a sea of clouds. Everything seems to float, bathed in diffuse light. Below, Taichung stretches between mountain and ocean, a city with an uncertain geography, where buildings rise without a clear order. A few glass and steel towers puncture the sky, but corrugated metal still dominates, covering makeshift neighborhoods with narrow alleys and walls worn by humidity.
In Longjing, fishermen gather near the outflow of the thermal power plant. The wind lashes their faces, churning short, restless waves. Their fishing rods bend under the gusts, lines carving taut arcs in the air. Stray dogs sleep on the ground, indifferent to the commotion. Further away, wind turbines turn, massive and unshaken, their arms reaching into the vast grey sky.
In Wuqi, the fish market stirs to life. The stalls overflow with gleaming fish, freshly pulled from the nets. The air is thick with the scent of the sea, of salt and scales. Taiwanese families wander through the aisles, bargaining, exchanging smiles. The vendors’ shouts mix with laughter, with the clinking of plates set on the tables of makeshift restaurants.
The journey continues, carried by shifting light, by wind and sea, by rock and silence.