PUISQUE QUE L'OCÉAN LE PREND
A l'heure rouge, les voitures s'alignent au bord de la plage. Le rap, la pop et le chaabi marocains se frictionnent les watts. Parfois on échange des baisers furtifs, quelques
Spéciales, du thé, de la fumée, ou rien, le regard sur l'horizon, sans mettre le nez dehors, cloitré en bagnole, le pneu sur le sable chaud face à l'océan immense. Ailleurs, plus loin, les classes aisées, les expatriés et les touristes louent des transats at the beach au grand air, avec mix live et rosés bien frais. Mais pour la jeunesse populaire, « faut se faire plus discret », passer sous les radars hautes fréquences des connaissances, des voisins et des familles traditionnelles qui étendent leurs antennes sur tout l'espace ouvert. Alors comme partout où le regard incline, la tire tient ici du refuge dans le compromis, en invoquant une sorte d'extension - mobile et transparente - d'une sphère privée que les jeunes ne possèdent nulle part. Pour la forme, chacun reste chez soi, là, au bord de l'océan. Et parce qu'ici que tout le monde joue le jeu, l'ambiance peut monter avec l'échauffement des tôles et la permission des vagues. Comme ça, mi enfermé mi dehors par le regard sans limites, on peut gentiment s'encanailler. Selon le fumage des vitres et sa propre définition.
A l'heure bleue, à la corniche du quartier océan, après Al Borj El Kebir (Fort Rottembourg), s'ouvre sans doute l'un des
spots les plus populaires de Rabat. Des terrains de foots grillagés au bord de l'océan. Des installations pour bodybuilders. Et surtout, dans cette capitale du Royaume entièrement rénovée et embellie en quelques années au-delà de l'imagination, un quasi non-espace, de murs approximatifs, de terre, de sable et de graviers où les familles, les couples, les sportifs, comme les solitaires sont régulièrement aimantés. Particulièrement à la tombée du soir, quand le vent du large fraîchit le goudron de la côtière. Lors du ramadan d'avril 2022, on passait du vide sous cagnard, aux familles qui débaroulaient par nuées joyeuses dans le bleu du soir, pour rester et vivre une petite heure avant de disparaitre sans trop qu'on sache comment, en quelques minutes à peine, juste avant le coup de canon. Le lieu retournait alors au vide plein. Certains en profitaient pour rester tard, par petit groupes, pour des ftours (rupture du jeune et déjeuner de ramadan) simples, d'oeufs beldis, de café noir, de jus d'oranges frais, de dates sucrées, et de pizzas plus ou moins orthodoxes. On parle de tout, autant que l'on se tait face à l'océan.
Dans les dernières lueurs rouges, un jeune homme et une jeune fille se fondent dans les bras, deux jeunes types se parlent de plus en plus près jusqu'au murmure. Là, dans le bleu, deux auxiliaires des forces de sécurité en civil, écoutent des musiques du monde avec le haut-parleur du téléphone, parlent un peu sérieusement du métier « dur », « très dur », qu'ils aiment « pour la patrie et le drapeau », la rigueur d'une mission qui exige bien plus qu'un simple
job. Entre deux silences étendus, ils rient un peu aussi, mangent un peu, et fument lentement, avec précision. Plus loin, trois étudiants planifient l'avenir juste à côté de bodybuilders qui cherchent à s'en créer un en suant toute leur volonté. Quatre Marocs, quatre réalités de la vingtaine en relations, distantes de quelques mètres, dans une même atmosphère de profondeurs tangibles. Plus loin, un homme d'une cinquantaine d'année, étonnamment élégant sous un sweet à capuche rouge qui le dissimule, est assis bien tranquillement en fumant un joint dans le vent. Sa femme l'attend dans la voiture. Le caractère du lieu, son point cardinal, ne tient pas qu'à une vue sur la flotte sans fin mais bien à cette pratique naturelle d'un interstice urbain dont l'inachèvement fait peut-être l'attrait. Une sorte de
yes man's land tout autant organisé que spontané. Dans cette capitale, véritable Washington du Maghreb ou tout se tient avec la circonspection indispensable à la proximité des centres de décision, on vient respirer amplement dans le grand bleu de la corniche. Se promener avec légèreté, partager, se frôler à l'ombre miroir ou se dire muettement contre le fracas des vagues. Ressentir, ressasser, regarder loin, devenir plus fort, s'avouer aux limites ou loin des figures imposées, simplement, tout laisser filer. Puisque l'océan le prend.
SINCE THE OCEAN TAKES IT
At the red hour, the cars line up at the edge of the beach. The Moroccan rap, pop and chaabi rub the watts. Sometimes we exchange furtive kisses, a few Spéciales, tea, smoke, or nothing, looking at the horizon, without putting the nose outside, cloistered in the car on the warm sand facing the immense ocean. Elsewhere, further away, the wealthy classes, expatriates and tourists rent deckchairs at the beach, with live mix and chilled rosés. But for the popular youth, "you have to be more discreet", to pass under the high frequency radars of acquaintances, neighbors and traditional families that spread their antennas over the whole open space. So, like everywhere else where the gaze is inclined, the car here is a refuge in compromise, invoking a kind of extension - mobile and transparent - of a private sphere that young people have nowhere else. For the sake of form, everyone stays at home, there, at the ocean's edge. And because here everyone plays the game, the atmosphere can rise with the heating of the sheets and the permission of the waves. This way, half locked in and half out by the limitless gaze, one can gently slum it up. According to the smoking of the windows and its own definition.
At the blue hour, at the corniche of the ocean district, after Al Borj El Kebir, opens without doubt one of the most popular spots of Rabat. Foil courts by the ocean. Facilities for bodybuilders. And above all, in this capital of the Kingdom entirely renovated and embellished beyond imagination in a few years, a quasi non-space, of rough walls, earth, sand and gravel where families, couples, sportsmen, as well as solitary ones are regularly magnetized. Particularly at dusk, when the wind from the sea freshens the tar of the coast. During the ramadan of April 2022, we went from the emptiness under the drought, to the families who disembarked in joyful clouds in the blue of the evening, to stay and live for a little hour before disappearing without really knowing how, in a few minutes just before the gunshot. The place then returned to a full void. Some took advantage of this to stay late, in small groups, for simple ftours (breaking of the youth and Ramadan breakfast), of eggs beldis, black coffee, fresh orange juice, sweet dates, and more or less orthodox pizzas. We talk about everything, as much as we are silent in front of the ocean.
In the last red lights, a young man and a young girl melt in the arms, two young guys talk closer and closer until they whisper. There, in the blue, two auxiliaries of the security forces in civilian clothes, listen to world music with the loudspeaker of the telephone, speak a little seriously about the "hard" job, "very hard", that they like "for the fatherland and the flag", the rigor of a mission that requires much more than a simple job. Between two extended silences, they also laugh a little, eat a little, and smoke slowly with precision. Further on, three students plan the future right next to bodybuilders who are trying to create one by sweating all their will. Four Moroccans, four realities of the twenties in relations, distant of some meters, in the same atmosphere of tangible depths. Further on, a man in his fifties, surprisingly elegant under a red hoodie that conceals him, sits quietly smoking a joint in the wind. His wife is waiting for him in the car. The character of the place, its cardinal point, is not only due to a view on the endless fleet but also to this natural practice of an urban interstice whose unfinishedness is perhaps its attraction. A sort of yes man's land, both organized and spontaneous. In this capital, a real Washington of the Maghreb where everything is held with the circumspection essential to the proximity of the decision-making centers, one comes to breathe amply in the great blue of the cornice. To walk with lightness, to share, to brush against each other in the shadow of the mirror or to speak mutely against the crashing of the waves. To feel, to feel again, to look far, to become stronger, to confess to the limits or far from the imposed figures, simply, to let everything go. Since the ocean takes it.