Les Maîtres du feu sacré: La fonderie de Buranathai in Phitsanulok, Thaïlande
Les Maîtres du Feu Sacré
Dans la région centre-nord de la Thaïlande, à Phitsanulok, une fonderie familiale tente de conserver un savoir-faire bouddhiste ancestral. Elle est aujourd’hui menacée par la production de masse et l’évolution des croyances religieuses.
Alors que la Thaïlande s’urbanise à grande vitesse, que les jeunes désertent les villages pour les lumières des villes, et que les statues religieuses sortent à la chaine des usines chinoises, un petit atelier familial résiste encore. À Phitsanulok, à la fonderie de Buranathai, le Buddha ne découle pas d’un modèle industriel, mais plutôt du feu, de la cire, de l'argile, mais surtout des artisans qui tentent de perpétuer les gestes transmis au fil du temps.
En 1968, le sergent-major Thawee Buranaket, un ancien militaire autodidacte devenu sculpteur, crée la fonderie Buranathai. Des milliers de statues de Bouddha verront le jour dans ce modeste atelier, destinées aux temples, aux foyers et même à la famille royale. L’atelier est particulièrement réputé pour ses reproductions de Phra Buddha Chinnarat, une des représentations bouddhistes les plus admirées et vénérées en Thaïlande. Cette figure sacrée trouve son origine dans le temple de Wat Phra Si Rattana Mahathat, emblème spirituel de Phitsanulok.
La quasi-totalité des artisans encore actifs aujourd’hui ont été formés sur place par le sergent-major Thawee lui-même, dès les débuts de la fonderie. Aujourd’hui, la plupart ont dépassé la cinquantaine et se rappellent, non sans émotion, celui qu’ils considèrent comme un père et un mentor. « C'était un homme équitable, intègre et ardent. Il nous a transmis bien plus qu'un métier ordinaire », confie l'un d'entre eux.
Parmi ces artisans dévoués, Payap Sing-Lab, âgé de 65 ans et œuvrant dans la fonderie depuis sa création il y a plus de 52 ans. C'est « Oncle Thawee » qui lui a tout enseigné. « À cette époque, il n'existait aucun autre atelier semblable à celui-ci. Cela suscitait l'admiration des gens. » se souvient-elle. « Ici, tout le monde travaille depuis si longtemps qu’on est comme une famille. On l’aime tous, lui et sa famille.” conclut-elle.
Le sergent-major Thawee Buranaket n'a jamais été inscrit dans une université. Originaire d’un milieu modeste, il s’engage dans l’armée en tant que cartographe, il se forme ensuite en tant qu’autodidacte à la sculpture et à la fusion du bronze et du laiton avant de rejoindre le Département des Beaux-Arts à Bangkok. Simultanément, il ouvre un musée où il collecte des instruments, des clichés, des objets historiques, des artefacts afin de préserver le souvenir d’une Thaïlande en pleine mutation.
Son engagement lui a valu une notoriété à l’échelle nationale avec l’attribution d’un Doctorat Honorifique en arts de l’Université de Srinakharinwot en 1984, le titre de « Personnalité éminente de la culture » dans le domaine de la fonte artisanale en 1983, un prix récompensant sa contribution au développement du tourisme, remis par le Premier ministre de l’époque, Chuan Leekpai, en 1998, et en 2017, un prix du SACICT* (Centre International de Soutien aux Arts et Métiers de la Thaïlande) récompensant son rôle dans la préservation de l’artisanat traditionnel en Thaïlande.
*Support Arts and Crafts International Centre of Thailand
Aujourd’hui, c'est sa fille Monthanee Buranaket, âgée de 61 ans et connue sous le nom de Lek, qui surveille cet héritage avec une passion toujours aussi vive. Elle dirige la fonderie, supervise les artisans, organise les visites, prend en charge les commandes et les ventes, et tente, dans un contexte économique incertain, de maintenir à flot ce lieu unique. « Mon père est un génie. Je fais ce que je peux pour maintenir son œuvre vivante », dit-elle simplement.
Car le processus de création d'une statue est long et demande beaucoup d'efforts. Tout commence par le façonnage d’un modèle en cire, soigneusement sculpté. Il sera ensuite revêtu de multiples strates d'argile. Lors de la cuisson, la cire se liquéfie, créant un moule vide qui est ensuite rempli de laiton en fusion. Une fois solidifiée, la statue est démoulée, nettoyée, parfois soudée pièce par pièce, retravaillée à la main, polie, dorée à la feuille, puis bénie selon les rites. Chaque œuvre est unique. « La création d'une seule statue implique tant de phases, et chaque étape compte », déclare Sheikh Buranaket, 31 ans, petit-fils du fondateur, qui se forme actuellement aux côtés de sa tante Lek.
Le lieu, marqué par l'empreinte de Khun Thawee dont les images décorent les murs, se transforme également en son établissement éducatif. « Ce que nous accomplissons ici ne peut pas être substitué par des machines. Nos clients en ont connaissance. » affirme Sheikh. Mais cette qualité a un prix. Selon les prévisions de Market Research Future, le marché mondial des statues religieuses devrait atteindre 21,7 milliards de dollars en 2024. Ce marché est principalement dominé par la production industrielle, particulièrement en Chine. Des articles standardisés, proposés à un prix modique, généralement dépourvus de toute signification spirituelle. « Je dois vérifier chaque pièce personnellement. Une seule erreur, et c’est notre nom qui est en jeu. Chez nous, chaque pièce a sa couleur, ses détails. Rien n’est identique. Là-bas, tout est coulé en série, sans âme », déplore Sheikh, pointant l’uniformisation du sacré par la production de masse en Chine et la disparition du sens.
Face à cette industrialisation du sacré, les fonderies artisanales comme celle-ci se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une main en Thaïlande. Les grandes commandes publiques ou religieuses se raréfient. La majorité des clients sont désormais des particuliers, achetant pour leur autel domestique.
Mais au-delà de la mondialisation, c'est surtout la dimension structurelle et le changement de génération qui mettent en péril cet artisanat.
Depuis le début des années 1990, plus de 15 millions de personnes ont quitté la vie rurale pour s'installer en milieu urbain ou hors du pays. Dans l'Isan et les zones rurales du Nord de la Thaïlande, on constate une diminution de la population des villages. En raison d'un déficit de relève, certains ateliers ferment. Les jeunes Thaïlandais de la nouvelle génération ont un penchant pour les métiers urbains, créatifs ou numériques. Dans les domaines où cela est possible, l'automatisation est mise en œuvre. Dans des domaines comme l'artisanat ou l'agriculture, la Thaïlande repose sur une force de travail migrante, comptant environ 3 à 4 millions de travailleurs, venus du Myanmar, du Laos ou du Cambodge, indispensable mais extérieure au tissu culturel local.
Dans un pays où 93% de la population se déclarent bouddhistes pratiquants, il existe encore plus de 44 000 temples, dont près de 33 000 demeurent en activité avec des moines qui y résident. Cependant, l'enthousiasme diminue chez les jeunes. Les tak bat, une cérémonie quotidienne de l'aumône bouddhiste, les ordinations temporaires et les rituels quotidiens deviennent de plus en plus rares.
Selon une étude réalisée par l'Université Mahidol, seulement 36 % des jeunes de 18 à 25 ans déclarent avoir une pratique régulière. « Les jeunes se rendent moins souvent au temple. Ils sont captivés par la vie contemporaine. Néanmoins, quand ils cherchent une véritable statue sacrée, Phra Phuttha Chinnarat reste toujours leur premier choix. Il reste encore un lien », met en lumière Sheik.
« Aujourd’hui, sculpter exige du temps, de la patience, et une forme de discipline intérieure. Ce ne sont pas des qualités encouragées dans une société qui va de plus en plus vite », observe Monthanee. Pour elle, la transmission reste possible, à condition de redonner du sens à ces actions, de ranimer la fierté. Ce n’est pas qu’une simple technique: c'est une manière d’ahbiter le monde.
À la fonderie Buranathai, des jeunes continuent de se présenter. Ils regardent, entendent, s'instruisent. Payap, doyenne de l’atelier, regarde cette nouvelle génération avec un sentiment de regret: « Ils passent, mais ne restent pas.»
Le feu continue de brûler, les gestes se répètent, les visages dorés renaissent. Tant que des artisans seront présents pour les modeler, l'esprit de Khun Thawee continuera d'exister. Il se pourrait que cette lenteur obstinée abrite également une certaine forme de résistance.
Fonderie Buranathai, 26/43, Wisutkasat Rd., Nai Mueang, Phitsanulok 65000, Thaïlande
Masters of sacred fire: The Buranathai Foundry in Phitsanulok, Thailand
Masters of Sacred Fire
In the upper central region of Thailand, in Phitsanulok, a family-run foundry strives to preserve an ancestral Buddhist craft. Today, it faces threats from mass production and the changing tides of religious belief.
One small family workshop remains steadfast amidst Thailand's rapid urbanization, as religious statues roll off assembly lines in Chinese factories and young people flee villages for the bright lights of the city. Buddha is created at the Buranathai Foundry in Phitsanulok using fire, wax, clay and, most importantly, the hands of craftspeople dedicated to maintaining revered gestures that have been handed down through the ages, rather than an industrial mold.
The Buranathai Foundry was established in 1968 by Sergeant Major Thawee Buranaket, a self-taught sculptor who had previously served in the military. Thousands of Buddha statues have emerged from this small workshop and are now in temples, private residences, and even the royal family. The foundry is particularly well-known for its replicas of Phra Buddha Chinnarat, one of the most revered and admired Buddhist statues in Thailand. The spiritual landmark of Phitsanulok, Wat Phra Si Rattana Mahathat, is the origin of this revered figure.
Sergeant Major Thawee himself provided on-the-job training for almost all of the artisans who are still employed today. The majority, who are now over their fifties, recall him as a mentor and father figure in addition to a master. He had integrity, fairness, and passion. One of them remembers, "He taught us much more than just a trade."
Among the devoted craftspeople is 65-year-old Payap Sing-Lab, who has been employed at the foundry for over 52 years, since its inception. "Uncle Thawee" was the one who taught her everything. There wasn't another workshop like this back then. "People liked it," she remembers. "We're like a family because everyone here has worked together for a very long time. He and his family are loved by all of us," she says.
Despite never having gone to college, Thawee's curiosity and perseverance helped him succeed. From humble beginnings, he became a cartographer in the army before learning how to cast bronze and create sculpture on his own. In order to preserve the memory of a Thailand that was changing quickly, he eventually joined Bangkok's Fine Arts Department and established a museum to gather instruments, photographs, historical objects, and cultural artifacts.
He received an honorary doctorate in arts from Srinakharinwirot University in 1984, was named a "Distinguished Cultural Personality" in traditional casting in 1983, received a Tourism Development Award from Prime Minister Chuan Leekpai in 1998, and in 2017, received an award from SACICT (Thailand's International Support Center for Arts and Crafts) for his contributions to traditional craftsmanship.
Today, this tradition is steadfastly carried on by his daughter, Monthanee Buranaket, 61, also known as Lek. She oversees the artisans, runs the foundry, plans visits, takes care of sales and orders, and works to keep the business afloat in spite of unstable economic conditions. "My father was a brilliant man. I'm doing everything possible to continue his work," she states plainly.
The statue-making process takes a lot of time and effort. A wax model is first sculpted, and it is subsequently covered in multiple layers of clay. The wax melts during the firing process, forming a hollow mold that is then filled with molten brass. The statue is broken free, cleaned, occasionally pieced together by welding, hand-refined, polished, gilded, and blessed after it has solidified. Every piece is different. "A single statue requires many steps, every step counts," says Sheikh Buranaket, 31, the founder's grandson, who is presently pursuing his studies with his aunt Lek.
The space is still adorned with images of Khun Thawee and serves as an educational facility. "What we do here cannot be replicated by machines. Our clients are conscious of that. But such quality comes with a cost." declares Sheihk. According to Market Research Future, the global market for religious statues is expected to reach a valuation of $21.7 billion USD in 2024. It is mostly dominated by industrial production, particularly from China; these are mass-produced, low-cost goods that frequently have no spiritual significance. "I must personally examine each piece. Our name is on the line if we make one mistake. Every piece in this set has unique details and colors. Everything has changed. Sheikh complains, "Over there, everything is cast identically, without a soul," alluding to the spiritual emptiness caused by mass production.
Artisanal foundries like this one are becoming increasingly uncommon in Thailand as a result of the industrialization of the sacred. There are fewer large temple or public orders. Today, the majority of customers are private individuals making altar purchases for their homes.
This craft is threatened by structural changes and generational shifts in addition to globalization. Over 15 million people have moved from rural areas to cities or overseas since the early 1990s. Villages are disappearing in northern Thailand's rural areas, including Isan. Some workshops have closed because they have fewer successors. Careers in cities, the arts, or technology are becoming more and more popular among younger generations. Automation has replaced human labor wherever possible. Thailand now depends on 3 to 4 million migrant workers from Myanmar, Laos, or Cambodia in industries like agriculture and traditional crafts, essential but cut off from local cultural roots.
There are still more than 44,000 temples in a nation where 93% of people identify as Buddhist, with about 33,000 of them still in operation. However, young people's enthusiasm is dwindling. Temporary ordinations, the daily alms-giving ritual known as taka bat, and other customs are dwindling.
A study from Mahidol University found that only 36 percent of Thais between the ages of 18 and 25 say they regularly practice. "Young people visit temples less frequently. They are attracted to contemporary living. However, Phra Phuttha Chinnarat remains their first choice when they want a sacred statue. That connection is still there," Sheikh says.
"Today, sculpture requires patience, time, and self-control, qualities that aren't promoted in our fast-paced culture," Monthanee says. She believes that transmission is still feasible, as long as pride is reignited and meaning is restored. It's a way of being in the world, not just a technique.
Even today, young people visit Buranathai Foundry. They listen, they observe, and they make an effort to learn. One of the elders of the workshop, Payap, looks on with a hint of regret at this new generation: "It's like they're doing an internship." They arrive, but they leave. Nevertheless, the gestures continue, the fire continues to burn, and golden faces are born again. Khun Thawee's spirit will endure as long as there are hands to mold them. There might be a subtle form of resistance hidden in this quiet slowness.
Fonderie Buranathai, 26/43, Wisutkasat Rd., Nai Mueang, Phitsanulok 65000, Thaïlande