Le petit train bleu
Et pourtant, mon premier contact avec ce petit train bleu à mon arrivée à Dakar n a pas été des plus agréables : réveillée tous les jours quand je vivais à Hann, très tôt le matin, par un klaxon avertisseur très sonore, je maudissais littéralement ce train de banlieue. Il m a fallu quitter le quartier pour m intéresser, mais bien plus tard, à ce moyen de transport peu exploité au Sénégal à cause de voies ferrées obsolètes.
Car sous ce joli nom, le Petit train bleu cache une réalité plus concrète, celle d un train de banlieue, qui chaque jour « vomit » son lot de banlieusards. De Rufisque à Dakar, il dessert plusieurs gares pour amener des centaines de travailleurs, terminus à la station de Cyrnos au Plateau, aménagée à quelques centaines de mètres de cette ancienne Gare dakaroise aujourd hui fermée pour rénovation mais que l on peut admirer de l extérieur.
Nous voilà donc partis pour Rufisque, pour prendre le premier train de la journée, alors qu il fait encore nuit, le train quitte la ville avec des wagons encore à moitié vides et des passagers silencieux encore presque endormis. On a peur de briser la quiétude du petit matin. L intérieur des wagons est propre, vieillot, des ventilateurs sont pendus au plafond, on se demande s ils fonctionnent, mais là on n en a pas besoin.
Au fur et à mesure, jusqu à arriver à Dakar, il va se remplir d une clientèle très hétéroclite : jeunes femmes avec enfants, jeunes hommes à mallette, commerçants avec leurs marchandises, etc?. Et rester silencieux. On aurait pu imaginer une autre réalité, plus dans l imaginaire que nous avons de l Afrique, un continent joyeux, où l on parle fort, où l on partage ses problèmes et ses petits bonheurs, où l on s exprime. Mais en fait, le matin, la réalité parisienne se transpose ici aussi. Visages fermés, endormis, on n entend que les mouvements saccadés du train jusqu à Dakar.
On pourrait se dire que le train va se réveiller sur les autres trajets, car il va faire ainsi plusieurs allers et retours jusqu à Rufisque, pour s arrêter vers 11h du matin. Mais en fait, tout le long de ces multiples trajets, le silence dans les wagons n est surpassé que par le bruit du train et son terrible klaxon à l approche des petites gares de banlieue. De jeunes talibés silencieux empruntent cette ligne le matin pour se rendre en ville. Ici, une vieille femme déchire des sparadraps en dentelle, qu en fera t-elle ? Si on prend la peine d observer chaque personne du train on peut imaginer plein d histoires. D histoires dakaroises. La vie du train est rythmée par ses arrêts, ses voyageurs, les odeurs ; sur le trajet, des gens qui marchent, des récupérateurs, des garages, des parcs à chevaux, un cimetière de voitures. Rien de monotone, au contraire, observer de plus haut et plus lentement cette route qu on ne prend plus depuis que l autoroute nous le permet, c est finalement tout un périple qui permet de découvrir Dakar autrement.
Mais l après-midi, une toute autre réalité nous attend. Au départ de Dakar cette fois, le Petit train bleu doit ramener tout le monde. Et il y en a du monde qui l attend à Cyrnos à partir de 16h. D un côté ceux qui sont arrivés bien avant, de l autre ceux qui courent en descendant du bus. Alors qu il roule au pas, on voit des jeunes gens s élancer sur les marchepieds, lancer leurs sacs dans les wagons, prendre leur place. Certes, il y a du monde, alors on imagine bien la difficulté que cela va être pour trouver une place. Ne serait-ce que pour rentrer dans le train déjà. Et là, la réalité nous a rattrapés ! Etroitement serrés contre une paroi, collés les uns aux autres, à regarder les chaussures au plus bas (assis), ou les visages au plus haut (debout), un brouhaha envahit le wagon. Certains ronflent mais d autres discutent. A chaque arrêt, un mouvement de foule se met en place pour permettre à ceux qui le veulent de descendre et à ceux qui montent de s installer. Les gares sont bruyantes aussi, le marché se fait de part et d autre de la voie, un monde irréel se déploie sous nos yeux. La forêt protégée de Mbao est juste en dessous, on passe à travers.
Le train se désemplit petit à petit jusqu à Rufisque, puis repart presque vide pour Dakar ; un enfant s installe confortablement, les yeux mi-clos, une jeune dame s allonge un peu, une autre se laisse tranquillement bercer. Le train accomplira ainsi plusieurs allers et retours en alternance avec d autres rames. Le quai de Dakar est toujours aussi bondé, en arrivant en gare les sacs pleuvent dans le wagon, les jeunes courent et se hissent, à peine le temps pour nous d en descendre !
Toute cette vie, toute cette activité, vont progressivement s éteindre, pour reprendre le lendemain.
Le Petit train bleu est un moyen de transport indispensable, très économique (quelques dizaines de cfa par personne et selon le trajet), il permet en outre de limiter le nombre de véhicules en ville. D ailleurs, à la sortie du train, des bus attendent les voyageurs pour ensuite les amener à leur destination finale.
Ce petit train bleu m évoque finalement un voyage authentique, une journée en immersion dans l agglomération dakaroise des sénégalais, celle qu on ne fréquente guère quand on est expatrié, et qu on aurait pourtant besoin de rencontrer pour se rappeler que nous sommes étrangers tant la ville s est internationalisée. Pour nous conter une autre histoire, celle de ces ouvriers, employés de bureaux, marchands, qui tous les jours viennent travailler en train.
« Le TER desservira 14 gares avec une vitesse de pointe pouvant atteindre 160km/h ; il reliera le centre ville de Dakar à l aéroport International Blaise Diagne (AIDB). Il pourra transporter jusqu à 115 000 passagers par jour contre 15 000 seulement aujourd hui avec le Petit train de banlieue ».
Discours officiel classique de promotion d un nouveau dispositif dévalorisant l ancien par une subtile comparaison dépréciative.
Le progrès technique nous est annoncé avec son programme paramétré de vitesse et de capacités amplifiées.
Nous pourrons nous aligner à Dakar comme dans d autres capitales africaines sur les standards des moyens de transport des villes occidentales.
Nous devrions donc tous nous réjouir et applaudir ?
Une petite musique intérieure m interpelle et monte petit à petit pour me dire qu il ne faudrait pas oublier le petit train de banlieue, celui qui s est longtemps fait appeler le petit train bleu avant sa recapitalisation en 2003 et que beaucoup continuent de nommer ainsi?
Cette petite musique c est aussi un peu celle de l?album, Blue Train, de Coltrane qui nous embarque avec ses trois cuivres dès les premières notes avec fièvre et rythme lancinant, entêtant rapidement, qui introduit un dialogue en questions-réponses?
Au delà du choix politique et économique de ce TER, s est définie mon urgence de photographier ce qui risquait peut-être de disparaître alors qu il correspond à un patrimoine fondamental pour les Dakarois?
Chaque jour, sur notre continent, la fièvre immobilière détruit des pans entiers de bâtiments chargés d histoire. Les plans d?urbanisation redessinent aussi des voies au tracé idéal, bien décidés à reprendre possession des lieux que des habitants oubliés s étaient appropriés.
Le train qui traverse l espace marque aussi un territoire.
Il s agissait pour moi de témoigner de cette réalité foisonnante, complexe qui a aussi nourri mon expérience de cette ville et ma relation à une entité symbolique puissante.
Ce PTB pourrait évoquer au premier abord un imaginaire enfantin presque naïf mais sa dénomination a été motivée par des raisons beaucoup plus pragmatiques que poétiques faisant tout simplement référence à la couleur choisie pour ses locomotives et voitures?
Ce petit train bleu constitue un véritable microcosme de la société banlieusarde dakaroise et offre ainsi l opportunité de découvrir des espaces et des âmes uniques et en même temps universels. Les quartiers qu il traverse sont souvent précaires avec un marché à même les rails vers Thiaroye, ou des habitats spontanés qui émergent le long des voies. De Rufisque à Dakar, il dessert plusieurs gares pour amener des centaines de travailleurs. Son coût très accessible, contrairement au futur TER en faisait un des moyens de transport très appréciés par de nombreux Dakarois?
Son avenir pose donc aussi le problème de ces usagers qui vont être confrontés à des contraintes économiques aggravées par la problématique de leur déplacement journalier pour travailler.
Depuis ce reportage en 2015, le système ferroviaire a été rénové. De Dakar à Diamniadio, les gares et les voies ferrées ont été réhabilitées et modernisées. Depuis plus d un an, l ancienne gare centrale, magnifiquement rénovée, a été à nouveau ouverte au public, inaugurant ainsi le tout nouveau RER. Quel avenir pour le petit train bleu de banlieue ? Une page de l histoire ferroviaire sénégalaise s est tournée très certainement.
The little blue train
And yet, my first contact with this little blue train when I arrived in Dakar was not the most pleasant: woken up every day when I lived in Hann, very early in the morning, by a very loud warning horn, I literally cursed this suburban train. I had to leave the neighbourhood to take an interest, but much later, in this means of transport that is little used in Senegal because of the obsolete tracks.
Because under its pretty name, the Little Blue Train hides a more concrete reality, that of a suburban train that 'vomits' its share of commuters every day. From Rufisque to Dakar, it serves several stations, bringing hundreds of workers to its terminus at Cyrnos station in Plateau, just a few hundred metres from the old Dakar station, which is now closed for renovation but can be admired from the outside.
So off we went to Rufisque, to catch the first train of the day, and while it was still dark, the train was leaving the city with its carriages still half empty and its passengers still almost asleep. You're afraid of disturbing the peace and quiet of the early morning. The interior of the carriages is clean and old-fashioned, with fans hanging from the ceiling. You wonder if they're working, but you don't need them right now.
Gradually, until it reaches Dakar, it will fill up with a very mixed clientele: young women with children, young men with briefcases, shopkeepers with their goods, etc.... And remain silent. One might have imagined a different reality, more in keeping with our imaginations of Africa as a happy continent, where people talk loudly, share their problems and their little joys, and express themselves. But in fact, in the morning, the reality of Paris is transposed here too. Faces closed, asleep, all you can hear is the jerky movement of the train to Dakar.
You might think that the train would wake up on the other routes, as it would make several round trips to Rufisque, stopping at around 11am. But in fact, throughout these multiple journeys, the silence in the carriages is only surpassed by the noise of the train and its terrible horn as it approaches the small suburban stations. Silent young talibés take this line in the morning on their way to town. Here, an old woman tears lace plasters - what will she do with them? If you take the time to observe each person on the train, you can imagine all sorts of stories. Dakar stories. The train's life is punctuated by its stops, its passengers, its smells; along the way, people walking, scavengers, garages, horse parks, a car cemetery. There's nothing monotonous about it, on the contrary, observing from higher up and more slowly this road that we don't take any more since the motorway allows us to do so, is finally a whole journey that allows us to discover Dakar in a different way.
But in the afternoon, a completely different reality awaits us. Leaving Dakar this time, the Little Blue Train has to take everyone back. And there are a lot of people waiting for it at Cyrnos from 4pm. On the one hand those who arrived well before, and on the other those who are running when they get off the bus. As the bus speeds along, you can see young people jumping on the running boards, throwing their bags into the carriages and taking their seats. Of course, it's crowded, so it's easy to imagine how difficult it will be to find a seat. If only to get on the train in the first place. And then reality caught up with us! Tightly squeezed against a wall, glued together, looking down at shoes (sitting) or up at faces (standing), a hubbub invades the carriage. Some are snoring, but others are chatting. At each stop, a crowd moves in to allow those who want to get off and those who want to get on to settle down. The stations are noisy too, with markets on both sides of the tracks, an unreal world unfolding before our eyes. The protected forest of Mbao is just below, and we pass through it.
A child sits comfortably, eyes half-closed, a young lady stretches out a little, another lets herself be lulled to sleep. The train made several round trips, alternating with other trains. The Dakar platform was as crowded as ever, and when we arrived at the station, bags were pouring into the carriage, young people were running up and down, and we barely had time to get off!
All this life, all this activity, will gradually fade away, only to resume the next day.
The Little Blue Train is an indispensable means of transport, very economical (a few dozen cfa per person, depending on the journey), and it also helps to limit the number of vehicles in town. In fact, when passengers get off the train, buses are waiting to take them to their final destination.
In the end, this little blue train reminded me of an authentic journey, a day spent immersed in the Dakar urban area of the Senegalese, the one that you don't often see when you're an expatriate, and yet that you need to meet to remind yourself that you are foreigners, so internationalised has the city become. To tell us another story, that of the workers, office employees and merchants who come to work every day by train.
In the end, this little blue train reminds me of an authentic journey, a day spent immersed in the Dakar conurbation of the Senegalese, the one you don't often visit when you're an expatriate, but which you need to meet to remind yourself that you're a foreigner because the city has become so internationalised. To tell us another story, that of the workers, office employees and merchants who come to work every day by train.
"The TER will serve 14 stations with a top speed of up to 160km/h, and will link downtown Dakar to Blaise Diagne International Airport (AIDB). It will be able to carry up to 115,000 passengers a day, compared with just 15,000 today on the Petit train de banlieue (PTB).
This is the classic official discourse promoting a new system that devalues the old one by means of a subtle depreciatory comparison.
Technical progress is being heralded, with its parametric programme of increased speed and capacity.
In Dakar, as in other African capitals, we will be able to align ourselves with the transport standards of Western cities.
So we should all rejoice and applaud?
A little music inside me is calling out to me and gradually rising to tell me that we shouldn't forget the little suburban train, the one that for a long time was called the little blue train before it was recapitalised in 2003 and that many people still call it that...
This little music is also a bit like the music on Coltrane's album, Blue Train, which takes us on board with its three brass instruments from the very first notes with feverish, haunting rhythm that quickly becomes heady and introduces a question-and-answer dialogue...
Over and above the political and economic choice of this TER, I felt an urgent need to photograph something that was in danger of disappearing, even though it represents a fundamental heritage for the people of Dakar...
Every day on our continent, property fever destroys whole swathes of buildings steeped in history. Urban development plans are also redesigning roads along ideal lines, determined to reclaim places that had been appropriated by forgotten inhabitants.
The train that crosses the space also marks a territory.
My aim was to bear witness to this teeming, complex reality, which has also fed my experience of this city and my relationship with a powerful symbolic entity.
At first glance, this PTB might evoke an almost naive childlike imagination, but its name was motivated by reasons that were much more pragmatic than poetic, referring simply to the colour chosen for its locomotives and carriages...
This little blue train is a veritable microcosm of suburban society in Dakar, offering an opportunity to discover spaces and souls that are both unique and universal. The districts it passes through are often precarious, with a market right on the tracks towards Thiaroye, or spontaneous settlements emerging along the tracks. From Rufisque to Dakar, it serves several stations, bringing in hundreds of workers. Its very affordable cost, unlike the future TER, made it one of the most popular means of transport for many Dakar residents... Its future therefore also raises the problem of these users, who will be faced with economic constraints compounded by the problem of their daily commute to work.
Since this report, the railway system has been undergoing renovation. From Dakar to Diamniadio, stations and tracks have been renovated and modernised. For more than a year, the old central station, magnificently renovated, has been open to the public again, inaugurating the brand new RER....What future for the little blue train from the suburbs? A page in Senegal's railway history has certainly been turned....