Unité G
En Belgique, on assiste à un vieillissement de la population. Près de deux millions de personnes sont âgées de plus de 65 ans. L?admission des personnes âgées à l?hôpital est en constante augmentation. Une personne de 85 ans a une chance sur deux d?être hospitalisée chaque année. Ainsi, dans une unité de gériatrie*, le problème de santé qui amène la personne âgée à l?hôpital est intégré dans une prise en charge globale et adaptée. En effet, guérir la pneumonie avec des antibiotiques ne suffit pas si la personne soignée est trop affaiblie pour marcher et faire sa toilette seule. Cette discipline nécessite plus de moyens humains qu?une unité classique. En effet, il s?agit d?une spécialité qui n?est absolument pas facile à exercer moralement. Il faut être très motivé, voire passionné, pour vouloir pratiquer une discipline aussi extrême car on y rencontre tous types de pathologies. Un défi difficile à relever, ce qui explique notamment les difficultés de recrutement. La pénurie médicale dans ce service sévit d?ailleurs dans toute l?Europe. Il faudra encore du temps pour que cette récente spécialisation, qui n?existe même pas depuis 50 ans, soit moins laissée pour compte.
« Le temps ne passe pas ici »
Une double porte automatique s?ouvre. J?entends vaguement le bruit des postes de télévision .Au fond du couloir, une jeune femme empile plusieurs plateaux. Il est 9h, je suppose que les patients ont fini leur petit-déjeuner. Je me dirige vers le bureau de l?infirmier en chef. Après de brèves présentations, je comprends que je suis libre de mener ma petite vie au sein de l?unité. Aussitôt dit aussitôt fait, je prends mon courage à deux mains pour appréhender l?inconnu.
J?entre dans une chambre, puis dans une autre, et encore une autre. Le scénario se répète. J?ai rarement besoin de décliner mon identité, je ne parle presque pas, j?écoute. On me parle de souvenirs d?enfance, on se plaint de la lenteur du personnel, des examens qui durent trop longtemps, certains divaguent, d?autres ont besoin de mon aide pour redresser le lit, ou leur servir à boire. Ils se confient à moi, et parfois je me risque à leur demander la raison de leur présence ou encore la durée de leur séjour. Tout est souvent confus. Par contre, ces personnes semblent apprécier ma présence. Moi qui appréhendait leurs réactions face à mes visites intrusives, j?entends souvent « Mademoiselle, je prends peut-être trop de votre temps ? », je leur réponds par la négative, que j?ai tout le temps. Simone, 90 ans, me rétorque alors « le temps ne passe pas ici ». Ce jour-là, monsieur Legrand, 82 ans, souffre atrocement de douleurs dans le dos, il attend avec impatience la visite de sa femme. Au fil de la conversation, il m?avoue que c?est agréable de pouvoir discuter avec quelqu?un, que ça lui fait oublier son mal. Je me sens utile ; « ne partez pas, je préfère que vous restiez le temps que ma femme arrive » me dit-il.
Je fais également la connaissance de l?ergothérapeute, elle me demande si je peux l?aider à réunir quelques patients pour qu?ils viennent déjeuner dans une petite salle prévue à cet effet. Je traverse le long couloir, au bout de celui-ci, j?aperçois une vieille dame. Elle semble perdue. « Où est ma maison, c?est ici ? » me dit-elle. Jeanine souffre de démence, comme de nombreux autres patients de l?unité. En quête de repères, un séjour en gériatrie n?est jamais une étape facile pour ces personnes âgées. L?ergothérapeute fait pourtant tout son possible pour observer et comprendre les besoins de ces patients. Elle organise, par exemple,sur le temps de midi, des repas où les patients se réunissent pour manger ensemble. Elle facilite le dialogue et s?assure que les patients se nourrissent correctement.
« Je reviens »
Au fil de mes visites, je constate bien vite les fonctionnements et dysfonctionnements du service. J?observe le travail essentiel des kinésithérapeutes et de leurs stagiaires. Les infirmiers courent partout. Le bruit des sonnettes signalant un appel d?un patient résonne dans les couloirs. Les journées sont rythmées par des prises de médicaments. Les patients vivent dans l?attente qu?un membre de l?équipe soignante vienne les aider à changer de position, à les laver, à se rendre aux toilettes, à poser une perfusion ou faire une énième prise de sang. La plupart de ces personnes âgées ne sont plus autonomes. Elles souffrent de solitude et se languissent de la visite d?un proche dès 14 heures.
Tous les gestes du quotidien doivent être assistés. Malheureusement en raison des restrictions budgétaires, quatre membres du personnel médical sont présents en journée pour 24 patients, alors qu?il faudrait une équipe de six pour pouvoir répondre à la charge de travail. La nuit, une seule infirmière veille sur le même nombre de patients. Les patients se sentent délaissés ; « je dois parfois attendre deux heures avant que l?on vienne m?aider pour aller aux toilettes, il m?arrive souvent de me faire pipi dessus ». La nourriture est apportée aux patients mais il est rare qu?on prenne le temps de les aider à couper les aliments pourtant beaucoup ne savent plus se nourrir seul. On place une perfusion à une patiente mais quatre heures plus tard, il n?y a toujours aucun liquide qui coule. Un patient se plaint d?être resté toute la journée sur une chaise, il aurait aimé se coucher dans son lit, mais personne n?est venu pour l?aider. « Ils disent toujours qu?ils reviennent, mais ils ne reviennent jamais ».
« On est obligé de les négliger »
Interpellée par cette forme de « maltraitance silencieuse », je me suis régulièrement posée la question suivante « et si le bip rouge de la sonnette n?indiquait pas seulement un patient désireux d?aller aux toilettes mais plutôt une réelle détresse, combien de temps devra-t-il attendre avant que les membres du personnel médical ne viennent le secourir ? Et s?ils arrivaient trop tard ? ». Les langues se délient assez rapidement. Les infirmiers me font part de leur anxiété, des pressions subies et du trop de responsabilités à assumer chaque jour. « Je passe souvent des nuits blanches à me demander si je n?ai pas fait une connerie dans la précipitation. C?est extrêmement dur psychologiquement de gérer la quantité de charge de travail quant on sait que c?est la vie des gens qui est en jeu, tu ne peux pas te planter ! » me confie un jeune infirmier qui travaille dans le service de gériatrie de l?hôpital Paul Brien.Bien qu?ils aient conscience du fait que la gériatrie demande une approche plus humaine des patients, les membres du personnel avouent qu?ils sont obligés de les négliger. « On aimerait bien passer plus de temps auprès des patients mais nous ne sommes pas assez nombreux, on est trop vite dépassé ! ». Malika, infirmière à Brugmann, déclare « en 22 ans d?expérience, j?ai appris à me forger une carapace, à relativiser?sinon c?est invivable. » Malika me rassure toutefois « avant chaque service on se fait briefer par l?équipe précédente pour connaître l?état de santé quotidien de chaque personne âgée, cela nous permet de savoir si nous devons nous préoccuper davantage de tel ou tel patient. »
En raison des restrictions budgétaires, et de la mince enveloppe versée chaque année aux hôpitaux par le fédéral, une seule infirmière est financée pour les gardes de nuit. Espérance est veilleuse dans l?unité 83 depuis plus d?un an à raison de trois fois par semaines. Les nuits de garde commencent à 20 heures et se finissent à 7 heures du matin. Espérance doit faire face à un boulot monstre : débriefing, préparation des médicaments du soir, distribution des médicaments, changer les langes de chaque patient, etc. « Encore un couloir, je suis presque au bout » me dit-elle alors qu?elle finit sa première tournée de médicaments à 23 heures, interrompue sans cesse par des sonnettes d?appel.
Il est évident que les subsides alloués aux hôpitaux ne sont pas suffisants car ils ne sont pas adaptés aux réalités du terrain. Chaque année, l?hôpital enregistre une demande excédante de 500 patients fragiles par rapport au nombre de places disponibles (trois fois 24 lits en gériatrie) m?explique Murielle Surquin, le docteur en chef du service de gériatrie de Brugmann. Ceux-ci sont alors placés dans des unités non-gériatriques. Ces patients reçoivent quotidiennement la visite d?une équipe mobile de spécialistes en gériatrie. Le nouvel arrêté royal de mars 2014 spécifie que tous les patients de plus de 75 ans avec un profil fragile doivent obligatoirement être pris en charge par l?hôpital, toutefois il vise également à réduire l?équipe mobile à deux effectifs au lieu de quatre. Ce genre d?incohérences au niveau des décisions gouvernementales couplé au manque de financement pour le matériel gériatrique ne semble pas permettre l?amélioration de la qualité des soins dispensés.
Et après ?
Les raisons les plus fréquentes pour lesquelles un patient entre en gériatrie sont les chutes, la confusion ou bien l?altération de l?état général. Une personne âgée fragilisée restera en moyenne 18 jours en gériatrie. Au-delà de cette durée, l?hôpital est soumis à des pressions économiques.
Raison pour laquelle dès l?hospitalisation, l?assistance sociale évalue les besoins du patient, et lance un projet avec lui pour une sortie adéquate et adaptée. Après une hospitalisation, environ un tiers des personnes âgées ont perdu la capacité de réaliser seules certaines activités de la vie quotidienne. C?est pourquoi l?assistante sociale joue également un rôle clé dans la recherche des places disponibles en maison de repos ou de revalidation.
Afin de bien cerner les différences entre ces trois instances, quelques définitions s?imposent. Un séjour en maison de revalidation a lieu suite à une hospitalisation en gériatrie lorsque le patient, après 18 jours, n?a toujours par recouvert son autonomie. Il s?agit d?une étape intermédiaire de six à huit semaines. « Mais certains diront qu?il s?agit d?une échappatoire à la gériatrie » avoue Ils Rooms, l?assistante sociale de l?unité 83. Quant aux maisons de repos, elles sont destinées à un hébergement sur le long terme. Un placement représente souvent la dernière étape dans la vie de quelqu?un. « Une autre solution envisageable est de faire appel à des aides à domicile mais cela représente malheureusement une grosse somme d?argent » explique l?assistante sociale.
A la différence des maisons de repos, en gériatrie le personnel est là pour soigner les pathologies dont souffrent les personnes âgées. Il doit aussi sans cesse s?adapter aux nouveaux patients. « En maison de repos ça devient vite la routine, j?avais mes petites habitudes avec chaque patient, ici en gériatrie ça change constamment » m?explique un infirmier de Paul Brien. Cela m?a d?ailleurs fait tout drôle de pénétrer quelques semaines plus tard dans la chambre de Josée, Jeanine, Martine ou encore Simone et de voir qu?elles ont été remplacées par d?autres patients. Il est évident qu?après plus de 18 jours dans un même service, et certains restent parfois même deux mois, on finit par s?attacher à ces personnes.
Quant aux patients, ils se fixent souvent l?objectif de rentrer à la maison ; « au plus vite je pourrai marcher, au plus vite je pourrai rentrer à la maison et revoir mon petit chat » me dit Liliane, 81 ans. A contrario, ceux qui apprennent qu?ils ne pourront plus retourner vivre chez eux pour des raisons pratiques ou de sécurité, c?est souvent le choc. Les personnes âgées deviennent bien vite les laissés pour compte de notre société. Ils se sentent abandonnés. Trop souvent j?ai entendu ; « ma fille a d?autres obligations, elle vient rarement me voir », ou encore « les jeunes d?aujourd?hui n?ont plus le temps, ils sont toujours occupés ». Un passage en service de gériatrie et c?est toute une réflexion sur la vieillesse qui vous saute aux yeux. Même pour les patients la réalité est dure à accepter « je n?aurais jamais cru que je deviendrais comme cela un jour » me confie André. Pour ma part, je ne me doutais pas que tellement de personnes âgées souffraient de démence. Et je me suis bien vite rendue compte que pour les patients encore vifs d?esprit cela pouvait poser problème « ce n?est pas facile de voir des déficients toute la journée, ça me pourrit le moral, je veux sortir d?ici ! » me confie Azouz.
Cette nouvelle discipline, qui demande du temps, un financement adéquat mais surtout un moral d?acier pour l?équipe soignante, nécessite encore quelques années pour s?implanter parfaitement en Europe. Les stéréotypes liés à l?âge, encore trop fréquents, doivent être dépassés pour laisser davantage de chances à une prise en charge correcte des patients. Un réel travail d?information et de prévention sur les diverses pathologies, de sensibilisation à l?âgisme et aux pratiques médicales est également nécessaire pour faire avancer les programmes de soins pour les personnes âgées.
Unité G
En Belgique, on assiste à un vieillissement de la population. Près de deux millions de personnes sont âgées de plus de 65 ans. L?admission des personnes âgées à l?hôpital est en constante augmentation. Une personne de 85 ans a une chance sur deux d?être hospitalisée chaque année. Ainsi, dans une unité de gériatrie*, le problème de santé qui amène la personne âgée à l?hôpital est intégré dans une prise en charge globale et adaptée. En effet, guérir la pneumonie avec des antibiotiques ne suffit pas si la personne soignée est trop affaiblie pour marcher et faire sa toilette seule. Cette discipline nécessite plus de moyens humains qu?une unité classique. En effet, il s?agit d?une spécialité qui n?est absolument pas facile à exercer moralement. Il faut être très motivé, voire passionné, pour vouloir pratiquer une discipline aussi extrême car on y rencontre tous types de pathologies. Un défi difficile à relever, ce qui explique notamment les difficultés de recrutement. La pénurie médicale dans ce service sévit d?ailleurs dans toute l?Europe. Il faudra encore du temps pour que cette récente spécialisation, qui n?existe même pas depuis 50 ans, soit moins laissée pour compte.
« Le temps ne passe pas ici »
Une double porte automatique s?ouvre. J?entends vaguement le bruit des postes de télévision .Au fond du couloir, une jeune femme empile plusieurs plateaux. Il est 9h, je suppose que les patients ont fini leur petit-déjeuner. Je me dirige vers le bureau de l?infirmier en chef. Après de brèves présentations, je comprends que je suis libre de mener ma petite vie au sein de l?unité. Aussitôt dit aussitôt fait, je prends mon courage à deux mains pour appréhender l?inconnu.
J?entre dans une chambre, puis dans une autre, et encore une autre. Le scénario se répète. J?ai rarement besoin de décliner mon identité, je ne parle presque pas, j?écoute. On me parle de souvenirs d?enfance, on se plaint de la lenteur du personnel, des examens qui durent trop longtemps, certains divaguent, d?autres ont besoin de mon aide pour redresser le lit, ou leur servir à boire. Ils se confient à moi, et parfois je me risque à leur demander la raison de leur présence ou encore la durée de leur séjour. Tout est souvent confus. Par contre, ces personnes semblent apprécier ma présence. Moi qui appréhendait leurs réactions face à mes visites intrusives, j?entends souvent « Mademoiselle, je prends peut-être trop de votre temps ? », je leur réponds par la négative, que j?ai tout le temps. Simone, 90 ans, me rétorque alors « le temps ne passe pas ici ». Ce jour-là, monsieur Legrand, 82 ans, souffre atrocement de douleurs dans le dos, il attend avec impatience la visite de sa femme. Au fil de la conversation, il m?avoue que c?est agréable de pouvoir discuter avec quelqu?un, que ça lui fait oublier son mal. Je me sens utile ; « ne partez pas, je préfère que vous restiez le temps que ma femme arrive » me dit-il.
Je fais également la connaissance de l?ergothérapeute, elle me demande si je peux l?aider à réunir quelques patients pour qu?ils viennent déjeuner dans une petite salle prévue à cet effet. Je traverse le long couloir, au bout de celui-ci, j?aperçois une vieille dame. Elle semble perdue. « Où est ma maison, c?est ici ? » me dit-elle. Jeanine souffre de démence, comme de nombreux autres patients de l?unité. En quête de repères, un séjour en gériatrie n?est jamais une étape facile pour ces personnes âgées. L?ergothérapeute fait pourtant tout son possible pour observer et comprendre les besoins de ces patients. Elle organise, par exemple,sur le temps de midi, des repas où les patients se réunissent pour manger ensemble. Elle facilite le dialogue et s?assure que les patients se nourrissent correctement.
« Je reviens »
Au fil de mes visites, je constate bien vite les fonctionnements et dysfonctionnements du service. J?observe le travail essentiel des kinésithérapeutes et de leurs stagiaires. Les infirmiers courent partout. Le bruit des sonnettes signalant un appel d?un patient résonne dans les couloirs. Les journées sont rythmées par des prises de médicaments. Les patients vivent dans l?attente qu?un membre de l?équipe soignante vienne les aider à changer de position, à les laver, à se rendre aux toilettes, à poser une perfusion ou faire une énième prise de sang. La plupart de ces personnes âgées ne sont plus autonomes. Elles souffrent de solitude et se languissent de la visite d?un proche dès 14 heures.
Tous les gestes du quotidien doivent être assistés. Malheureusement en raison des restrictions budgétaires, quatre membres du personnel médical sont présents en journée pour 24 patients, alors qu?il faudrait une équipe de six pour pouvoir répondre à la charge de travail. La nuit, une seule infirmière veille sur le même nombre de patients. Les patients se sentent délaissés ; « je dois parfois attendre deux heures avant que l?on vienne m?aider pour aller aux toilettes, il m?arrive souvent de me faire pipi dessus ». La nourriture est apportée aux patients mais il est rare qu?on prenne le temps de les aider à couper les aliments pourtant beaucoup ne savent plus se nourrir seul. On place une perfusion à une patiente mais quatre heures plus tard, il n?y a toujours aucun liquide qui coule. Un patient se plaint d?être resté toute la journée sur une chaise, il aurait aimé se coucher dans son lit, mais personne n?est venu pour l?aider. « Ils disent toujours qu?ils reviennent, mais ils ne reviennent jamais ».
« On est obligé de les négliger »
Interpellée par cette forme de « maltraitance silencieuse », je me suis régulièrement posée la question suivante « et si le bip rouge de la sonnette n?indiquait pas seulement un patient désireux d?aller aux toilettes mais plutôt une réelle détresse, combien de temps devra-t-il attendre avant que les membres du personnel médical ne viennent le secourir ? Et s?ils arrivaient trop tard ? ». Les langues se délient assez rapidement. Les infirmiers me font part de leur anxiété, des pressions subies et du trop de responsabilités à assumer chaque jour. « Je passe souvent des nuits blanches à me demander si je n?ai pas fait une connerie dans la précipitation. C?est extrêmement dur psychologiquement de gérer la quantité de charge de travail quant on sait que c?est la vie des gens qui est en jeu, tu ne peux pas te planter ! » me confie un jeune infirmier qui travaille dans le service de gériatrie de l?hôpital Paul Brien.Bien qu?ils aient conscience du fait que la gériatrie demande une approche plus humaine des patients, les membres du personnel avouent qu?ils sont obligés de les négliger. « On aimerait bien passer plus de temps auprès des patients mais nous ne sommes pas assez nombreux, on est trop vite dépassé ! ». Malika, infirmière à Brugmann, déclare « en 22 ans d?expérience, j?ai appris à me forger une carapace, à relativiser?sinon c?est invivable. » Malika me rassure toutefois « avant chaque service on se fait briefer par l?équipe précédente pour connaître l?état de santé quotidien de chaque personne âgée, cela nous permet de savoir si nous devons nous préoccuper davantage de tel ou tel patient. »
En raison des restrictions budgétaires, et de la mince enveloppe versée chaque année aux hôpitaux par le fédéral, une seule infirmière est financée pour les gardes de nuit. Espérance est veilleuse dans l?unité 83 depuis plus d?un an à raison de trois fois par semaines. Les nuits de garde commencent à 20 heures et se finissent à 7 heures du matin. Espérance doit faire face à un boulot monstre : débriefing, préparation des médicaments du soir, distribution des médicaments, changer les langes de chaque patient, etc. « Encore un couloir, je suis presque au bout » me dit-elle alors qu?elle finit sa première tournée de médicaments à 23 heures, interrompue sans cesse par des sonnettes d?appel.
Il est évident que les subsides alloués aux hôpitaux ne sont pas suffisants car ils ne sont pas adaptés aux réalités du terrain. Chaque année, l?hôpital enregistre une demande excédante de 500 patients fragiles par rapport au nombre de places disponibles (trois fois 24 lits en gériatrie) m?explique Murielle Surquin, le docteur en chef du service de gériatrie de Brugmann. Ceux-ci sont alors placés dans des unités non-gériatriques. Ces patients reçoivent quotidiennement la visite d?une équipe mobile de spécialistes en gériatrie. Le nouvel arrêté royal de mars 2014 spécifie que tous les patients de plus de 75 ans avec un profil fragile doivent obligatoirement être pris en charge par l?hôpital, toutefois il vise également à réduire l?équipe mobile à deux effectifs au lieu de quatre. Ce genre d?incohérences au niveau des décisions gouvernementales couplé au manque de financement pour le matériel gériatrique ne semble pas permettre l?amélioration de la qualité des soins dispensés.
Et après ?
Les raisons les plus fréquentes pour lesquelles un patient entre en gériatrie sont les chutes, la confusion ou bien l?altération de l?état général. Une personne âgée fragilisée restera en moyenne 18 jours en gériatrie. Au-delà de cette durée, l?hôpital est soumis à des pressions économiques.
Raison pour laquelle dès l?hospitalisation, l?assistance sociale évalue les besoins du patient, et lance un projet avec lui pour une sortie adéquate et adaptée. Après une hospitalisation, environ un tiers des personnes âgées ont perdu la capacité de réaliser seules certaines activités de la vie quotidienne. C?est pourquoi l?assistante sociale joue également un rôle clé dans la recherche des places disponibles en maison de repos ou de revalidation.
Afin de bien cerner les différences entre ces trois instances, quelques définitions s?imposent. Un séjour en maison de revalidation a lieu suite à une hospitalisation en gériatrie lorsque le patient, après 18 jours, n?a toujours par recouvert son autonomie. Il s?agit d?une étape intermédiaire de six à huit semaines. « Mais certains diront qu?il s?agit d?une échappatoire à la gériatrie » avoue Ils Rooms, l?assistante sociale de l?unité 83. Quant aux maisons de repos, elles sont destinées à un hébergement sur le long terme. Un placement représente souvent la dernière étape dans la vie de quelqu?un. « Une autre solution envisageable est de faire appel à des aides à domicile mais cela représente malheureusement une grosse somme d?argent » explique l?assistante sociale.
A la différence des maisons de repos, en gériatrie le personnel est là pour soigner les pathologies dont souffrent les personnes âgées. Il doit aussi sans cesse s?adapter aux nouveaux patients. « En maison de repos ça devient vite la routine, j?avais mes petites habitudes avec chaque patient, ici en gériatrie ça change constamment » m?explique un infirmier de Paul Brien. Cela m?a d?ailleurs fait tout drôle de pénétrer quelques semaines plus tard dans la chambre de Josée, Jeanine, Martine ou encore Simone et de voir qu?elles ont été remplacées par d?autres patients. Il est évident qu?après plus de 18 jours dans un même service, et certains restent parfois même deux mois, on finit par s?attacher à ces personnes.
Quant aux patients, ils se fixent souvent l?objectif de rentrer à la maison ; « au plus vite je pourrai marcher, au plus vite je pourrai rentrer à la maison et revoir mon petit chat » me dit Liliane, 81 ans. A contrario, ceux qui apprennent qu?ils ne pourront plus retourner vivre chez eux pour des raisons pratiques ou de sécurité, c?est souvent le choc. Les personnes âgées deviennent bien vite les laissés pour compte de notre société. Ils se sentent abandonnés. Trop souvent j?ai entendu ; « ma fille a d?autres obligations, elle vient rarement me voir », ou encore « les jeunes d?aujourd?hui n?ont plus le temps, ils sont toujours occupés ». Un passage en service de gériatrie et c?est toute une réflexion sur la vieillesse qui vous saute aux yeux. Même pour les patients la réalité est dure à accepter « je n?aurais jamais cru que je deviendrais comme cela un jour » me confie André. Pour ma part, je ne me doutais pas que tellement de personnes âgées souffraient de démence. Et je me suis bien vite rendue compte que pour les patients encore vifs d?esprit cela pouvait poser problème « ce n?est pas facile de voir des déficients toute la journée, ça me pourrit le moral, je veux sortir d?ici ! » me confie Azouz.
Cette nouvelle discipline, qui demande du temps, un financement adéquat mais surtout un moral d?acier pour l?équipe soignante, nécessite encore quelques années pour s?implanter parfaitement en Europe. Les stéréotypes liés à l?âge, encore trop fréquents, doivent être dépassés pour laisser davantage de chances à une prise en charge correcte des patients. Un réel travail d?information et de prévention sur les diverses pathologies, de sensibilisation à l?âgisme et aux pratiques médicales est également nécessaire pour faire avancer les programmes de soins pour les personnes âgées.