Legs of Courage
Hervé a 56 ans. En mars 1987, il est victime d'un accident de la route pendant son service militaire au Liban, comprenant de multiples fractures à la jambe gauche, dont le nerf sciatique sectionné. Cet accident provoque la paralysie complète de son pied. Les nombreuses complications de cet accident le conduisent à prendre une décision qui changera toute sa vie: l'amputation de sa jambe gauche, en novembre 2018. Son équilibre lui est rendu après d'intenses séances de rééducation, sa nouvelle prothèse électronique est mise en place, il apprend à la connaître, à lui faire confiance. En mars 2021, il prend la route vers Saint Jacques de Compostelle depuis Saint Anne d'Auray (Bretagne), prothèse à la jambe, sac sur le dos et béquilles aux bras.
Message d'Hervé: « Rendez-vous à 7h30 devant l'église d'Asson ». Asson est un petit village des Pyrénées proche de la ville de Lourdes. Plus si proche quand on sait que les 30km qui séparent ces deux lieux se feront à pied. Quand j'ai rencontré Hervé pour la première fois, il était assis sur le petit muret de l'église du village et se concentrait sur l'itinéraire du jour, lunettes sur le nez. Il était déjà apaisant. Le soleil levant, à contre jour, réalisait un éblouissant contour de sa silhouette comme s'il allait se détacher du paysage. «Meryl, on est parti?»
Hervé n'en est pas à sa première marche, et pourtant dès les premières minutes de mise en jambes, il mange la route comme s'il faisait ses premiers pas de pèlerin, avec l'impulsion d'un athlète avant un saut en longueur. Pour le prendre en photo, il fallait prendre du retard, puis de l'avance, puis du retard... Pour prendre de l'avance, je m'en sortais. Le cliquetis de ses béquilles sur le sol me guidait pour savoir à quelle vitesse il se rapprochait. Pour le retard, c'était une autre histoire. Une minute de retard était tout ce que je pouvais me permettre si je ne voulais pas courir pour le rattraper ensuite. Les photographies parlent d'elles-mêmes: sur certaines, on aperçoit un minuscule Hervé dans la jungle pyrénéenne. Voilà ce qui le représente. On pourrait croire que la nature l'avale. Mais il est toujours là, se rapetissant puis se grandissant dans le paysage, il avance toujours, avec ce regard représentatif de l'homme concentré.
C'est la première pause. Hervé s'assoit sur un petit banc en bois laissé là pour les promeneurs du dimanche (comme ils les appellent). Il pose ses béquilles, boit un peu d'eau, ouvre un petit paquet de noix et de raisins secs et vérifie la suite de son itinéraire. Il me parle de son accident, de ses années de galères puis de son affection grandissante pour la marche et les beaux paysages. Derrière l'homme maitrisé et déterminé qui bat les chemins de Compostelle avec ses béquilles, je décèle une vraie recherche de paix intérieure. « On est reparti? »
Quelques heures plus tard, on se retrouve dans une longue pente bardée de racines et de branchages, boueuse et caillouteuse. Avec mes deux jambes, j'ai du mal à descendre. Alors pendant quelques secondes, ma logique compatissante pose les yeux sur Hervé, vérifiant où il place chacune de ses chaussures, noyées dans la boue. Puis j'arrête. Il est précis, attentif, équilibré, volontairement plus doux, il ne tombera pas. Après ce passage compliqué, j'entends sa petite voix dire sobrement: « Dis donc, c'était une belle affaire tout ça». Voilà comment Hervé gère les difficultés.
Il faut à nouveau vérifier l'itinéraire vers Lourdes. Hervé s'assoie sur une borne EDF. C'est son système D préféré quand il n'y a pas de banc à proximité. Sa cigarette électronique à la bouche, tête baissée, je ne vois plus que le bout de son nez sous son chapeau de pêche.
Juste avant la pause de midi, au niveau des grottes de Bétharram, Hervé tombe. Une seconde d'inattention et il plonge en arrière, droit comme un i, sur le goudron. En se relevant, il me lance un « 6! ». Ce n'est que la sixième chute qu'il fait depuis qu'il est parti. Il s'est fait mal mais n'en dira pas un mot.
C'est l'heure de manger, et d'enlever la prothèse. Avec ce soleil et le vent qui promène les odeurs de la nature par doux rouleaux, « il nous manquerait plus qu'une petite bière» pour être parfaitement heureux. « On est reparti ? »
Plus je marche, plus sa détermination m'impressionne. Les paysages se suivent et ne se ressemblent pas. Il n'y a qu'Hervé qui fait preuve de constance dans cette journée. Il commence à faire chaud et la prothèse glisse avec la transpiration. Ça n'est pas grave, on va s'arrêter, la remettre en place.
Les derniers kilomètres s'allongent, mon 70-200 fait le poids d'un homme et je finis par le ficeler sur l'épaule. Et Hervé? Il va bien. Ça pique un peu, mais il avance, toujours au même rythme, dans sa bulle de paix.
Enfin, 28,4 km plus tard: le panneau LOURDES s'éclaire à la fin d'une descente. Le visage d'Hervé se détend. La détermination a deux suites: on les appelle la réussite et la satisfaction. Hervé est fatigué, mais ça n'est pas flagrant. Je suis éreintée, et toute la ville de Lourdes est au courant.
A l'heure où je publie ce texte, Hervé a passé la frontière franco-espagnol, il a essuyé vents violents et lourdes intempéries. Il arrivera à Saint-Jacques de Compostelle avec la même détermination et la même foi qui le portent depuis son départ. Ceci n'est pas une note d'espoir, ceci est une profonde affirmation. Parce qu'Hervé ne marche pas, il AVANCE.
Legs of Courage
Hervé is 56 years old. In March 1987, he was the victim of a road accident during his military service in Lebanon, including multiple fractures to his left leg, including a severed sciatic nerve. This accident caused the complete paralysis of his foot. The many complications of this accident lead him to make a decision that will change his entire life: the amputation of his left leg, in November 2018. His balance is restored after intense rehabilitation sessions, his new electronic prosthesis is put in place, he learns to know it, to trust it. In March 2021, he takes the road to Santiago de Compostela from Saint Anne d'Auray (Brittany), prosthesis on his leg, bag on his back and crutches on his arms.
Hervé's message: "Meet at 7:30 am in front of the church of Asson". Asson is a small village in the Pyrenees close to the city of Lourdes. Not so close when you know that the 30km that separate these two places will be done on foot. When I first met Hervé, he was sitting on the low wall of the village church and concentrating on the day's itinerary, glasses on his nose. He was already soothing. The rising sun, against the light, made a dazzling outline of his figure as if he were about to stand out from the landscape. "Meryl, are we off?"
Hervé is not on his first walk, and yet from the first minutes of getting into his stride, he eats up the road as if he were taking his first pilgrim steps, with the impulse of an athlete before a long jump. To take his picture, I had to get behind, then ahead, then behind... To get ahead, I was fine. The clatter of his crutches on the ground guided me to know how fast he was getting closer. For the delay, it was a different story. A minute's delay was all I could afford if I didn't want to run to catch up with him afterwards. The photographs speak for themselves: on some of them, you can see a tiny Hervé in the Pyrenean jungle. This is what represents him. One might think that nature is swallowing him up. But he is always there, shrinking and then growing in the landscape, always moving forward, with that representative look of the concentrated man.
It is the first pause. Hervé sits down on a small wooden bench left there for the Sunday walkers (as they call them). He puts down his crutches, drinks some water, opens a small packet of nuts and raisins and checks the rest of his itinerary. He tells me about his accident, his years of hardship and his growing affection for walking and beautiful landscapes. Behind the masterful and determined man who beats the paths of Compostela with his crutches, I detect a real search for inner peace. "We're off again? "
A few hours later, we find ourselves on a long slope lined with roots and branches, muddy and stony. With my two legs, I have difficulty to go down. Then during a few seconds, my compassionate logic puts the eyes on Hervé, checking where he places each of his shoes, drowned in the mud. Then I stop. He is precise, attentive, balanced, voluntarily softer, he will not fall. After this complicated passage, I hear his little voice say soberly: "Hey, that was a good deal". This is how Hervé manages difficulties.
We have to check again the route to Lourdes. Hervé sits down on an EDF terminal. It is his favorite system D when there is no bench nearby. His electronic cigarette in his mouth, head down, I can only see the tip of his nose under his fishing hat.
Just before the lunch break, at the level of the caves of Bétharram, Hervé falls. A second of inattention and he dives backwards, straight as an i, on the tar. While getting up, he throws me a "6! ". This is only the sixth fall he's had since he left. He's hurt but won't say a word about it.
With this sun and the wind that carries the scent of nature in soft rolls, "all we need is a little beer" to be perfectly happy.
The more I walk, the more his determination impresses me. The landscapes follow one another and are not alike. Only Hervé is consistent during this day. It starts to be hot and the prosthesis slips with the perspiration. It doesn't matter, we will stop and put it back in place.
The last kilometers are getting longer, my 70-200 is as heavy as a man and I end up tying it on my shoulder. And Hervé? He is doing well. It stings a little, but he's moving forward, still at the same pace, in his peace bubble.
Finally, 28.4 km later: the sign LOURDES lights up at the end of a descent. Hervé's face relaxes. Determination has two consequences: they are called success and satisfaction. Hervé is tired, but it's not obvious. I am exhausted, and the whole town of Lourdes knows it.
(At the time of publishing this text, Hervé has crossed the French-Spanish border, he has been through strong winds and heavy weather. He will arrive in Santiago de Compostela with the same determination and faith that have carried him since his departure. This is not a note of hope, this is a profound affirmation. Because Hervé does not walk, he MOVES).