ABASTAN - Art en Exil
Dans le village de Tumanyan en Arménie, une communauté d’artistes étrangers vient de s’installer dans un bâtiment abandonné qui fut la première école dans les années 50 puis une usine de textile dans les années 80. Une cité industrielle dépeuplée, hantée par son passé soviétique et qui subit les conséquences de l’actualité internationale et des conflits qui l’entourent. En effet, ces artistes arrivent majoritairement de Russie et d’Iran dont ils fuient les différentes formes d'oppression(s) et où règne une atmosphère pesante et angoissante. L’usine dominant le village se transforme donc lentement en une résidence et un refuge artistique où différentes cultures convergent et se mêlent les unes aux autres.
“Abastan”, signifiant “refuge” en Arménien, est le nom qu’ils se sont trouvé pour réunir ces artistes égarés en quête d’une pause, d’une respiration, ou tout simplement de liberté loin des tyrans voisins.
Né dans les premières années de l'URSS d'après-guerre, ce village se développe au rythme de l'industrialisation soviétique. Sa transformation s'incarne particulièrement dans l'implantation d'une gigantesque usine de matériaux ignifugés sur son flanc, devenue une pièce maîtresse dans la construction de l'empire. Ce développement industriel témoigne de la métamorphose complète du territoire sous l'ère soviétique. Vestige de cette période, la statue du directeur de l'usine surplombe toujours la place centrale. C'est à cette époque que le village fut baptisé en l'honneur du grand poète amenien, Hovhannes Tumanyan. Face à la démographie grandissante et principalement ouvrière, on fit construire une grande école et tous les aménagements que l'on peut voir aujourd'hui, y compris le "bania", (les bains soviétiques) où les habitants pouvaient aller se détendre. Dans les années 60 et 70, Tumanyan comptait plus de 3000 habitants, l'énergie y était intense "il y avait une grande solidarité entre les gens, je garde de très bon souvenirs de ma jeunesse avant que tout le monde ne parte " se confie Yermonia, originaire du village. Puis c'est le déclin avec la fin de l’Union soviétique dans les années 80. L'école se transforme en usine de textile, ultime souffle économique d'un monde qui disparaît, avant de s'écrouler totalement au début des années 90 et d'être enfin abandonné pendant près de 30 ans.
C'est dans ce contexte qu'un couple d'artistes, Polina (Russe) et Mehdi (Iranien), décide de créer Abastan, en réponse à l'exil des artistes provoqué par la guerre en Ukraine, ses enrôlements forcés et l'autoritarisme ambiant. Les conflits qui secouent la région ne se limitent pas à l'Ukraine : en 2020, la seconde guerre du Haut-Karabagh a également marqué les lieux. Kolya, un Arménien originaire de Moscou ayant perdu ses jambes lors de ce conflit, trouve aujourd'hui refuge à Abastan où il écrit son histoire dans un livre. En Iran, après les mouvements révolutionnaires de 2022, déclenchés par la mort de Mahsa Amini pour un voile "mal porté", une lutte féministe constante avec comme slogan "Femme, Vie, Liberté" s'engage. Malgré la répression violente du gouvernement et de sa police des mœurs, le combat continue sous différentes formes, notamment à travers l'art.
L'Arménie est l'un des rares pays facilement accessibles aux détenteurs d'un passeport iranien. Cette ouverture s'étend aussi aux citoyens russes, grâce aux liens historiques étroits entre les deux nations. L'intégration des Russes est d'autant plus aisée que le russe est largement parlé en Arménie en tant que langue secondaire.
Avec le soutien enthousiaste du nouveau propriétaire de l'usine, les premiers artistes s'établissent à Tumanyan entre 2022-2023 et lancent des appels à résidence(s). Après une année de rénovations basiques, l'usine, malgré son état encore rudimentaire, devient suffisamment habitable pour permettre le développement d'une vie communautaire et commence à accueillir d'autres créateurs en résidence.
Artistes, artisans et visiteurs en quête d'émancipation s’y rencontrent. Ils sont peintres, musiciens, danseurs, écrivains, couturiers, ingénieurs, sculpteurs et utilisent leurs propres méthodes, tournées vers la récupération et le recyclage.
Les arts et métiers se croisent autant que les nouvelles technologies, du tutoriel de fabrication d’instruments de musique, à la création de marionnettes pour des films d’animations.
Ces artistes, dont l'âge varie d'une vingtaine à une cinquantaine d'années, ont tous des raisons différentes d'être là mais ont en commun de venir chercher un espace de paix et de liberté.
L'effervescence d’Abastan permet à la plus jeune génération du village de s’initier ou de découvrir ces activités artistiques, d’apprendre la couture de mode, d’écouter un concert de musique, d’assister à des représentations de théâtre sur la petite place du village ou tout simplement d’aller au marché du dimanche, disparut dans les années 90, ou créations et produits locaux y sont proposés. Des actions qui facilitent l’ échange entre les différentes générations et cultures favorisant ainsi à l'intégration des artistes.
Dans le village de Tumanyan, le temps semble s'être arrêté depuis des décennies. La démographie locale reflète un phénomène courant : les hommes, partis travailler dans les métropoles ou à l'étranger, laissent derrière eux un village principalement habité par des femmes, des enfants et des personnes âgées. Les artistes, majoritairement urbains, s'immergent dans le quotidien de la vie rurale du village. Les retraités se retrouvent pour leurs parties de cartes quotidiennes, entretiennent jardins et potagers, certains se consacrant à l'apiculture ou à l'élevage porcin. Seyran, 64 ans, maintient depuis quatre décennies sa ligne de marshrutkas, reliant chaque matin Tumanyan à Alaverdi à travers le canyon de Debed. Comme nombre de villageois, il produit son eau-de-vie à partir des fruits abondants qui jonchent les rues. Comme Seyran, les habitants de Tumayan manifestent une attitude positive envers l'arrivée des exilés, y voyant un regain d'énergie pour leur village. Cette ouverture s'explique notamment par la nostalgie de la période soviétique, considérée comme l'âge d'or du village.
Avec un nombre important d'habitations vacantes ou abandonnées, certains commencent même à louer des maisons et à recourir à la colocation, car la rudesse de l'hiver rend les conditions de vie difficiles à l’usine. Ces demeures deviennent des espaces où le temps se diffracte et les époques se superposent - les traces des anciens occupants, visibles dans leurs meubles d’époque et leurs albums de photos oubliées, cohabitent désormais avec les nouveaux résidents en exil.
Au carrefour du passé, de la géopolitique et des histoires humaines, Tumanyan respire une seconde fois. Une brève histoire dans le tumulte politique des autocraties environnantes où l’art, la solidarité et l’interculturalité s’imposent comme autant de formes naturelles de résistance.
ABASTAN - Art in Exile
ABASTAN: Art in Exile
In the Armenian village of Tumanyan, a foreign artists' community has taken root in an abandoned building - once the village's first school in the 1950s, later a textile factory in the 1980s. This depopulated industrial settlement, haunted by its Soviet past, now bears witness to the ripple effects of international conflicts and regional upheaval. Artists, predominantly fleeing from Russia and Iran, have sought sanctuary here from various forms of oppression and the suffocating atmosphere of their homelands. The factory that towers over the village is gradually transforming into an artistic haven where diverse cultures converge and interweave.
"Abastan," Armenian for "refuge," has become the chosen name for these displaced artists seeking respite, breathing space, or simply freedom from neighboring tyrannies.
Born in the early post-war USSR years, this village evolved in lockstep with Soviet industrialization. Its transformation was marked by the establishment of a massive fireproof materials factory on its flank, which became instrumental in the empire's construction. This industrial development testifies to the territory's complete metamorphosis under Soviet rule, with the factory director's statue still presiding over the central square. During this period, the village was named after the renowned Armenian poet, Hovhannes Tumanyan. Responding to a growing, predominantly working-class population, a large school was built alongside various amenities still visible today, including the "bania" (Soviet bathhouse) where residents could unwind. The 1960s and 70s saw Tumanyan flourishing with over 3,000 inhabitants. "There was tremendous solidarity among people. I cherish memories of my youth before everyone departed," recalls Yermonia, a village native. Decline followed with the Soviet Union's dissolution in the 1980s. The school's conversion to a textile factory marked the last economic gasp of a vanishing world before its complete collapse in the early 90s, leading to three decades of abandonment.
It was against this backdrop that an artist couple, Polina (Russian) and Mehdi (Iranian), established Abastan, responding to the artistic exodus triggered by the Ukrainian war, forced conscription, and prevailing authoritarianism.
Regional conflicts extend beyond Ukraine: Armenia itself was deeply scarred by the 2020 Second Nagorno-Karabakh War with Azerbaijan. Kolya, an Armenian but born in Moscow who lost his legs in this conflict, now finds sanctuary at Abastan, where he's chronicling his story in a book. In Iran, following the 2022 revolutionary movements sparked by Mahsa Amini's death for "improper hijab wearing," an ongoing feminist struggle emerged under the banner "Woman, Life, Freedom." Despite violent government suppression through its morality police, resistance persists through various means, particularly art.
Armenia remains one of the few countries easily accessible to Iranian passport holders. This accessibility extends to Russian citizens, thanks to deep historical connections between the nations. Russian integration is further facilitated by its widespread use as a secondary language in Armenia.
With the enthusiastic backing of the factory's new owner, the first artists settled in Tumanyan between 2022-2023 and initiated residency programs. After a year of basic renovations, the factory, though still rudimentary, became sufficiently habitable to nurture community life and began hosting resident creators. Artists, artisans, and visitors seeking emancipation converge here. They are painters, musicians, dancers, writers, fashion designers, engineers, and sculptors, employing methods focused on salvage and recycling. Traditional crafts intersect with new technologies, from musical instrument-making tutorials to puppet creation for animation films. These artists, ranging from their twenties to their fifties, each carry unique stories but share a common quest for peace and freedom.
Abastan's vitality enables the village's younger generation to explore artistic activities, learn fashion design, attend concerts, watch theater performances in the village square, or simply visit the revived Sunday market - absent since the 1990s - where local products and artistic creations are showcased. These activities bridge generational and cultural gaps, facilitating the artists' integration.
In Tumanyan, time appears suspended. The local demographics reflect a common pattern: men, having left for cities or abroad, leave behind a village primarily populated by women, children, and the elderly. The predominantly urban artists immerse themselves in rural village life. Retirees gather for daily card games, tend to gardens, some focusing on beekeeping or pig farming. Seyran, 64, has operated his marshrutka line for four decades, connecting Tumanyan to Alaverdi through the Debed canyon each morning. Like many villagers, he distills spirits from abundant street-fallen fruit. Tumanyan's residents, like Seyran, welcome the artists, seeing in them renewed vitality for their village. This openness partly stems from nostalgia for the Soviet era, remembered as the village's golden age.
With numerous vacant or abandoned homes, some have begun renting houses and sharing accommodations, as harsh winters make factory living challenging. These dwellings become spaces where time refracts and eras overlap - traces of former occupants, evident in period furniture and forgotten photo albums, now coexist with new exiled residents.
At the intersection of past, geopolitics, and human narratives, Tumanyan breathes anew. It's a brief chapter in the political turbulence of surrounding autocracies where art, solidarity, and cultural exchange emerge as natural forms of resistance.