Les enfants errants
Devant la laverie Jessaint, des riverains masqués pressent le pas. Concentrés, ils slaloment entre les jambes patibulaires étalées sur le trottoir. Assis sur un canapé composé de cartons, cinq jeunes dépenaillés promènent leur regard dans le vide, en s échangeant des joints. Ils se font appeler Tanjawi, Casawi, Fasi, gloussent un peu lorsqu on leur demande leur âge. « 17 au Maroc, 15 en France », badine l'un d'eux, dans un français mal assuré. La plaisanterie fait fureur rue de la Goutte d'Or, à deux pas du commissariat du 18ème arrondissement de Paris.
L'air aussi affairé que désoeuvré, des dizaines de jeunes s'ébrouent à quelques mètres de policiers indifférents à leur absence de masque, aux comprimés qu'ils s'échangent, aux cigarettes qu ils fument, aux téléphones qu'ils revendent. Sur les pointillés des formulaires administratifs conservés dans des pochettes transparentes, ces jeunes sont mineurs. Isolés, loin de leurs familles laissées de l'autre côté de la Méditerranée, à quelque 2.500 km de la Goutte d'Or. Autour de ces jeunes mineurs en bandes, il y a des jeunes filles. Hana*, Ines*, Celia*, Feriel*, certaines sont des françaises, d'autres des italiennes ou des espagnoles d'origine marocaine ; des fugitives en rupture familiale qui zonent dans le quartier avec les mineurs marocains maîtrisant les code de la rue.
Depuis quelques années, une dizaine de filles de l'aide sociale à l'enfance, qu'on appelait autrefois les enfants de la DDASS, ont rejoint les enfants et adolescents isolés d'origine marocaine qui vagabondent depuis 2016 dans Barbès, leur quartier de ralliement. Célia a grandi à Fès, un quartier où s'entassent les familles précaires. Elle y a vécu longtemps avec ses grands-parents marocains avant de débarquer à Paris, à 12 ans, avec son grand frère. Leur mère, française, était toxicomane, ils ont grandi dans les foyers. Célia a très vite préféré la vie dehors.
Hana a 13 ans. Elle dépend de l?aide sociale à l'enfance (ASE) de son département de naissance. Sa mère est à l'hôpital, elle l'adore. Elle a aussi un grand frère et une petite soeur, mais elle ne sait pas ce qu'est la vie de famille. Elle ne connaît que les foyers et les familles d accueil où on la ballotte depuis ses 2 ans. Elle préfère la rue, où elle traîne depuis deux ou trois ans, en compagnie des jeunes mineurs marocains ou algériens rencontrés sur le « bitume ». Elle se souvient qu'un mec l'a accostée après sa première fugue, elle l'a suivi à Barbès et elle n est jamais repartie. « Je suis tombée dans le délire. »
Tabo*, lui, a 13 ans, l'adolescent tout juste sorti de l'enfance a quitté les rives de sa ville natale de Tanger, accroché sous un camion à l'âge de 9 ans avec la bénédiction de ses parents. Il n'y retournerait pour rien au monde, la question est inconcevable malgré le froid, les bagarres, les coups de couteaux, l'hostilité qu on lui offre si souvent. Les salaires de son père, commerçant de pièces en plastique et celui de sa mère, couturière dans un atelier, ne permettent pas à la fratrie de quatre enfants de vivre convenablement. « C'est très dur au Maroc », explique le garçonnet. Pour sa famille, la France et l'Europe sont un eldorado. Parmi ses compagnons d'infortune, ils sont nombreux à avoir quitté leur patrie, abandonnés par leur famille, orphelins ou non reconnus par leur père. Leurs odyssées se ressemblent toutes : ils ont bravé nombre de périls, et souvent flirté avec la mort avant de rejoindre l'Europe.
Force, courage, détermination, débrouillardise, et une forme évidente d'intelligence ont été nécessaires pour y parvenir. Yassine*, 14 ans, a lui gagné le Vieux continent depuis Annaba, en Algérie. Par bateau, un petit sept mètres de fortune motorisé où il a dérivé avec huit autres jeunes avant d être secouru par la Marine italienne : « J'ai eu si peur de mourir, j'ai pleuré de bonheur quand on a touché terre ».
Un petit couple s'enlace non loin du groupe : Inès* et Younès*, qui ne se déplacent qu ensemble. Italienne d'origine marocaine, elle a 13 ans. Craintive et discrète, elle a été victime d'un viol collectif il y a quelques mois. Lui a 16 ans. Il est arrivé de Casablanca il y a un an. Quelques nuits plus tôt, le campement situé dans des tunnels sous la gare de Lyon où ils s étaient trouvés une place a été évacué. Inés y dormait avec deux autres filles et des dizaines de migrants, des hommes.
En hiver, quand le froid devient mordant, ils s'installent au creux des machines à sécher le linge des lavomatics. Leur royaume s'étale entre Barbès et la Goutte d'Or, où ils retrouvent d'autres jeunes, dans la même situation qu'eux. Une sorte de famille brouillonne, régie par la loi du plus fort, du plus malin. Un mélange de drogues qu ils consomment et achètent dans le quartier : deux euros la pilule de Rivotril - aux effets sédatifs et anxiolytiques - à laquelle les jeunes se shootent et qui les rend méchamment accros, couplé au Lyrica, un antiépileptique également utilisé pour les troubles anxieux, un cocktail médicaments-joints-alcools qui les laisse hagards, désinhibés et vulnérables. Le niveau de violence auquel ils sont accoutumés transforme les querelles de gosses en algarades aux couteaux. Que d'entailles sur ces visages, ces jeunes corps abîmés...
Ce groupe, constitué de plusieurs dizaines de mineurs, se fait et se défait selon les arrivées et les départs, les incarcérations et les placements en foyer. Ils ne sont jamais les mêmes, mais ils forment une bande. Parfois très jeunes (le moins âgé a 9 ans et demi, les plus vieux ont 20 ans), ces petits marocains et leurs copines, sans attaches familiales, polytoxicomanes et SDF, ont bouleversé la vie du quartier. La délinquance est devenue leur métier : des vols à l arraché dans le secteur, ils sont passés aux cambriolages de pavillons et de commerces dans la petite couronne pour survivre et nourrir les mamans restées au pays. Ces gamins ont fait de la Goutte-d'Or leur base arrière.
Transient kids
In front of the Jessaint laundromat, masked residents step up the pace. Concentrated, they slalom between the patibular legs spread out on the sidewalk. Sitting on a sofa composed of cardboard boxes, five young spenders walk their gaze in the void, exchanging joints. They call themselves Tanjawi, Casawi, Fasi, chuckle a little when asked about their age. "17 in Morocco, 15 in France" one jokes, in a poorly insured French. The joke is very popular on « rue de la Goutte d'Or », a stone?s throw from the police station of the Paris 18th arrondissement. With the air as busy as it is idle, dozens of young people frolic a few meters away from the police, indifferent to their lack of mask, to the tablets they exchange, to the cigarettes they smoke, to the phones they sell. On the dotted lines of the administrative forms kept in transparent folders, these young people are minors. Isolated, far from their families left on the other side of the Mediterranean, some 2,500 km from the Goutte d'Or quarter. The so called by the authorities unaccompanied minors. Around these young miners in gangs, there are young girls. Hana*, Ines*, Celia*, Feriel*, some are French, others Italian or Spanish of Moroccan origin ; Fugitives in family break-up who wander around the neighborhood with Moroccan minors mastering street codes. In recent years, a dozen girls on child welfare, formerly known as DDASS children, have joined isolated minors of Moroccan origin who have been roaming since 2016 in Barbès, their rallying neighbourhood. Celia grew up in Fez, a neighbourhood where precarious families crowd together. She lived there for a long time with her Moroccan grandparents before landing in Paris at the age of 12 with her older brother. Their mother, French, was an addict, they grew up in Children?s Shelter. Celia very quickly preferred street life. Hana is 13 years old. She is on Child Welfare (CFS) in her birth department. Her mother is in the hospital, she adores her. She also has an older brother and a younger sister, but she does not know what family life is. All she knows about are Children homes and foster homes where she?s been tossed around since she was two. She prefers street life, where she has been hanging out for two or three years, in the company of young Moroccan or Algerian miners met on the «bitumen». She remembers that a guy accosted her after her first run-in, she followed him to Barbès and she never left. "I got into the delirium".
Tabo*, 13, the teenager just out of childhood, left the shores of his native town of Tangier, hung under a truck at the age of 9 with the blessing of his parents. He would not return there for anything in the world, the question is inconceivable despite the cold, the fights, the stab wounds, the hostility that is offered to him so often. The wages of his father, a merchant of plastic parts and that of his mother, a seamstress in a workshop, do not allow the siblings of four children to live properly. "It's very hard in Morocco", says the boy. For him and his family, France and Europe are an El Dorado.
Among his companions of misfortune, many left their homeland, abandoned by their families, orphaned or not recognized by their father. Their odysseys are all similar: they braved many perils, and often flirted with death before joining Europe. Strength, courage, determination, resourcefulness, and an obvious form of intelligence were needed to achieve this. Yassine *, 14, reached the Old Continent from Annaba, Algeria. By boat, a small seven-meter makeshift motorized boat where he drifted with eight other youngsters before being rescued by the Italian Navy : "I was so afraid to die, I cried with happiness when we hit the ground." A small couple hug not far from the group: Inès * and Younès *, who only travel together. Italian of Moroccan origin, Inès is 13 years old. Fearful and discreet, she was the victim of a gang rape a few months ago. Younes is 16 years old. He arrived from Casablanca a year ago. A few nights earlier, the camp located in tunnels under the Gare de Lyon where they had found a place was evacuated. Inés slept there with two other girls and dozens of migrants, men.
In winter, when the cold becomes bitter, they settle in the hollow of the laundry machines of the laundromats. Their kingdom spreads out between Barbes and the Goutte d'Or, where they meet other young people, in the same situation as them. A sort of confused family, governed by the law of the strongest, the smartest. A mix of drugs they consume and buy in the neighborhood : two euros for the Rivotril pill - with sedative and anxiolytic effects - on which young people shoot and which makes them badly addicted, coupled with Lyrica, an antiepileptic also used for anxiety disorders, a drug-joint-alcohol cocktail that leaves them haggard, uninhibited and vulnerable. The level of violence to which they are accustomed turns children's quarrels into knife-fighting. What gashes on those faces, these young damaged bodies ... This group, made up of dozens of minors, is formed and broken down according to arrivals and departures, incarceration and foster care. They are never the same, but they are a gang. Sometimes very young (the youngest is 9 and a half, the oldest is 20), these little Moroccans and their girlfriends, without family ties, poly-drug addicts and homeless, have turned the life of the neighborhood upside down. Delinquency has become their profession : from robberies in the area, they have moved on to burglaries of lodges and businesses in the inner suburbs to survive and feed the mothers back home.
These kids made the Goutte-d'Or district their rear base.