100 kms, correspondance(s) avec Stéphane Dubromel
En 2020, Stéphane Dubromel et Hugo Clarence Janody s'embarquent dans la même voiture et suivent la frontière qui délimite la zone de 100kms autour de Lille au-delà de laquelle il n'est pas permis de se déplacer. Les règles sont simples : même focale, même format et même traitement. Le résultat est une correspondance d'images et d'emails entre les deux photographes.
HCJ - Pourquoi travailler à deux plutôt que seul sur ce sujet ?
SD : Le photographe est une bête se disant solitaire, mais ne pouvant se passer des autres. Totalement seul il est aveugle. Je voyais le potentiel lors du croisement de nos photos de manifestations. Les images se répondaient bien, c'était décalé, un peu punk, sérieux mais en se marrant.
D'où l'idée de faire un vrai projet à deux regards et d'emmener cette logique un peu plus loin, en optant pour un format, un développement, un sujet unique. On est devant le même paysage, que vais-je y voir? Que va voir l'autre? C'est amusant comme procédé. On se motive à tour de rôle, on cogite en permanence, c'est primordial.
C'est aussi la concrétisation d'une belle amitié trouvée grâce à Hans Lucas, et une occasion d'expérimenter, de sortir des sentiers balisés de la photo de presse et à fortiori de la photo documentaire. C'est l'appel du nouveau. On verra le résultat.
SD - Pourquoi ce sujet des 100 kilomètres autour de Lille?
HCJ : Quelques mois auparavant, nous avions évoqué l'idée de travailler ensemble sur un projet itinérant, avec des contraintes communes et en suivant un axe prédéfini. Quand les restrictions de déplacement ont été élargies à 100kms, tu m'as rapidement proposé ce sujet... Ça collait plutôt bien à ce que nous avions envie de faire. Paradoxalement, il nous a fallu un certain temps pour démarrer. Au moment de partir, la frontière avec la Belgique était théoriquement toujours fermée mais en France, les restrictions de déplacement avaient été levées. Je crois que le fait d'être un peu en décalage avec l'actualité n'a pas vraiment posé de problème. Nous voulions simplement suivre le tracé de cette frontière, sans réelles attentes. Au final, ce sujet a surtout été un bon prétexte pour mettre en pratique une de ces idées qu'on peut avoir après quelques bières. Je crois qu'il est important de se laisser porter de temps à autres, juste pour voir où ça nous mène, surtout après une expérience comme celle du confinement.
HCJ - La frontière s'est manifestée de bien des façons différentes durant ce travail. Quelle en a été ton expérience ? Et d'ailleurs toi aussi, pourquoi ce sujet ?
SD : La frontière franco-belge a été facile à appréhender ayant déjà travaillé dessus. J'avais parfois l'impression de redite. La partie intéressante était l'arc sud, lorsque la frontière se fait totalement arbitraire et passe au milieu de rien du tout. C'est l'expérience du vide de l'espace, et du vide photographique. Que montrer? La dernière partie de frontière, sud-est nous a laminé moralement. Je ne savais plus quoi photographier, ni comment. La lumière était dure, le paysage monotone. Pour moi ce sujet c'était un travail de paysagiste, sur un paysage français. C'est la France morose, celle des petites routes, des clopes et du gasoil, des fermes et des banlieues ouvrières. Poser une frontière est un acte fort qui peut être dicté par un obstacle naturel, une montagne ou un fleuve. Là c'est différent. Elle diffère selon notre lieu de résidence et n'est pas la même pour un habitant de Lille que pour un habitant de Dunkerque. C'est la limite personnelle de notre rapport à l'espace. Dans les faits, rien ne nous empêchait de franchir cette frontière. Mais la peur du virus nous imposait de ne pas la franchir. Ce qui peut être assez cocasse au milieu d'un champ de blé... C'est surtout la pose d'une barrière mentale, et si celle-ci est respectée, on peut dire que l'on arrive à une certaine forme de contrôle des gens.
SD - Et toi, quel a été ton rapport à cette frontière?
HCJ : Les débuts ont été difficiles. J'étais très déprimé. Je me suis souvent fait violence pour photographier. Parfois j'avais juste envie de rester dans la voiture et d'attendre que ça passe. Je n'éprouvais aucun désir pour ces lieux où nous nous arrêtions : airs d'autoroute, zones résidentielles ou industrielles, bords de national, ... Cette frontière est une fiction à laquelle on choisit de croire ou pas. Il fallait constamment chercher des indices, construire un vide habité, c'était très intéressant mais aussi très dur. Du côté de la Belgique, c'est vrai que c'était plus facile car la frontière laisse des traces évidentes. Sur la côte c'était déjà plus compliqué car ce sont des endroits qui ont déjà beaucoup été photographiés. Il fallait sans cesse se rappeler pourquoi on était là, bien respecter le tracé, se laisser porter mais pas trop. L'arc sud-est m'a pour ma part vraiment impressionné : la monoculture, les éoliennes, les routes sans virages, les maisons isolées... Cette monotonie est écrasante mais c'est là que la frontière se révèle dans toute son absurdité. Olivier Véran a parlé de zone traditionnelle de vie en évoquant cette limite des 100 kms. La formulation est elle-même un peu absurde...Parfois, je me demandais ce que je foutais là ! Dans ces lieux que d'habitude, j'aurais simplement traversés sans réfléchir. Cette frontière m'a forcé à poser mon regard là où il n'y a en apparence rien.
HCJ - Pourquoi ce choix du monochrome ?
SD : Pour l'évasion que le monochrome procure. On date plus difficilement une série en noir et blanc, contrairement à la couleur. Le NB ouvre vraiment l'esprit. Et je n'ai qu'à peine envisagé ce projet en couleur d'ailleurs... Fallait que ce soit sinistre. On devrait refaire le même parcours au mois de novembre.
SD - Y'a-t-il un secteur du parcours qui t'a marqué?
HCJ : Je pense d'abord à la digue du Braek à Dunkerque avec d'un côté de monument aux sites Seveso et de l'autre des baigneurs sur la plage. On aperçoit même la centrale nucléaire de Gravelines au loin. Ce lieu m'a marqué car des éléments visuels inhabituels et très différents y cohabitent. C'est beau et terrifiant à la fois. Dans le sud-est, les immenses monocultures ponctuées d'éoliennes m'ont un peu fait le même effet même si visuellement l'environnement est moins riche. Il y a là aussi quelque chose d'inquiétant dans ces paysages. L'homme y est à la fois présent et absent. Ça donne une idée du futur qui laisse songeur.
HCJ - Pour ta part, tu as fait le choix d'exclure toute présence humaine de tes prises de vue n'est-ce pas ? Pourquoi ? Que raconte les paysages pour toi ?
SD : Un paysage peut être plus parlant qu'une photo avec de la présence humaine. La main de l'homme peut avoir façonné ce paysage, par l'urbanisme, la guerre. C'est quelque chose que j'ai toujours fait, vider les images pour aller vers l'épure. Ou du moins, vers le "bon" cadre, vers la rigueur. Et l'humain n'est peut-être pas la rigueur pour moi. L'humain c'est le mouvement, c'est le feu, c'est la contestation de l'ordre que je veux parfois amener dans mon cadre. Cela m'arrive fréquemment sur du reportage classique, avec des gens à mettre en image, de voir d'abord le cadre, et d'attendre pour y mettre quelque chose. Comme un peintre organiserait son espace. Cela peut-être une rue, une ligne de fuite intéressante, une lumière, un nuage. J'aimerais arriver à des images chaotiques, avec beaucoup de détails, tout en contrôlant ce que j'y mets. Un chaos organisé. Mais ce n'est peut-être pas compatible avec mon tempérament taiseux, contemplatif, et mon goût du vide. Il y a un paradoxe que je n'ai pas encore résolu...
SD - Et toi, pourquoi justement avoir mis de l'humain dans tes images ?
HCJ : Je ne suis pas catégorique sur la question. Cependant lorsque choix s'est présenté entre deux images, il est vrai que ma préférence est souvent allée vers la plus habitée. Si c'est par un personnage, c'est un loup solitaire mais anonyme. Tout au plus sait-on ce qu'il fait à cet instant. D'ailleurs, sortant d'un travail où j'avais écouté des humains que je voulais photographier, c'était à la fois agréable et difficile de simplement regarder. Ça demande une autre forme d'attention. Pour moi qui ai beaucoup d'absences dans la vie de tous les jours, ce sont des choses parfois difficiles. Au fond, ce n'est pas tant l'humain lui-même qui m'a intéressé ici. Une présence, un mouvement, ou une trace m'ont suffit. Je m'y suis d'une certaine façon retrouvé.
HCJ : Serais-tu expliquer comment nous avons choisis les images ?
SD : D'abord un premier choix chacun dans son coin avec ses images. Puis des tirages de lecture et un choix fait à deux. On a formé des diptyques, fait dialoguer nos images respectives, sans trop analyser. Il faut que visuellement cela colle, que l'on ressente quelque chose de profond comme de tout à fait superficiel. Ces images sont, il me semble, une matière à quelque chose de plus large qui sera augmenté par le dialogue que nous sommes en train d'écrire, et aussi par le rendu final (exposition, livret?) qui nous est encore inconnu. Comme la dissection d'un travail photographique. Les images ne sont qu'un morceau. C'est peut-être le prélude à d'autres travaux en commun. C'est assez stimulant d'ailleurs, de s'effacer au profit d'un projet à plusieurs. C'est pour moi quelque chose que je faisais plus, embarqué dans mon travail régulier pour la presse. Là, on prend le temps, on laisse mijoter, et on regarde plus tard. C'est de l'expérimentation. Du matériau.
SD : Un traitement unique des images. Celles-ci mélangées et détachées de toute notion d'auteur (qui a pris quoi ?). N'est-ce pas perturbant ?
HCJ : C'est en effet perturbant. Cependant sans contraintes formelles, le projet n'a aucun sens. Pour ce qui est de la notion d'auteur, j'ai le sentiment qu'un déplacement s'opère. « Qui a pris quoi ? » pourrait presque devenir un jeu en soi. La collaboration et le dialogue obligent à porter un regard intransigeant sur sa propre production. L'ego ne disparaît pas pour autant. Le travail passe simplement avant.
HCJ : Toi qui a déjà réalisé plusieurs projets itinérants, qu'est-ce qu'on perd à deux sur ce type de travail et qu'est-ce qu'on gagne ?
D'abord cela ne gêne en aucun cas dans la production des images. Parfois sur de l'actualité, on suit des collègues, parce qu'on sent qu'ils ont un meilleur angle, qu'ils devancent un déplacement, cela aide. Là, j'avais l'impression d'être seul. Chacun faisait ce qu'il avait à faire. On se confrontait chacun dans son coin à la difficulté (ou pas) d'avoir un regard neuf.
On y gagne une pluralité de regards, une diversité de points de vues, une richesse esthétique. C'est d'une grande aide sur l'édition également. Cela réveille l'auteur qui est bien caché en moi.
SD : As-tu appris des choses sur toi-même durant ce petit road-trip ? Ou sur ta façon de photographier ?
HCJ : J'ai appris à faire la différence entre un champ de patates et de betteraves, ce qui n'est pas rien. Je me suis également souvenu qu'il faut parfois se faire violence pour photographier et aller chercher les images.