Quand les drones font la loi en Ukraine_Reportage texte et photos
Il faut pouvoir s’éjecter rapidement du véhicule en cas d’attaque de drone. C’est par ces mots que Sergueï, l’officier de communication de la 65e brigade d’infanterie mécanisée ukrainienne, m’invite à monter dans son véhicule, un 4x4 civil surmonté d’un imposant système de brouillage antidrone fixé sur le toit. Ses consignes impératives et précises fusent : « Gilet pare-balles obligatoire, pas de ceinture de sécurité, téléphone en mode avion et chacun se charged’un secteur de surveillance à l’extérieur.» Direction le dernier point de contrôle à l’entrée dans la zone des combats, sur le front du Donbass.
Nous sommes à environ 60 kilomètres au sud de Zaporijjia. « La vitesse, c’est notre seule chance contre les drones kamikazes FPV [“first-personview”, pilotage en immersion, NDLR] », justifie Sergueï, le regard fixé sur la route, où nous sommes seuls. Ces petits engins explosifs à guidage vidéo sont devenus l’un des fléaux majeurs de cette guerre. Peu coûteux, capables de frapper une cible mouvante avec une redoutable précision, ils transforment chaque trajet en danger mortel à la moindre inattention.
Sans Sergueï, impossible de franchir les barrages de l’armée ukrainienne pour aller à la rencontre des unités dissimulées dans la maison d’un village, sous une haie d’arbres en rase campagne ou enfouie dans les caves d’un hameau détruit. Sur cette deuxième ligne de défense cachée par les arbres, à proximité de la petite ville entièrement détruite d’Orikhiv, le génie militaire a creusé des tranchées profondes, étayées et parfois même bétonnées. Elles contrastent avec les boyaux de la première ligne, souvent excavés à la pelle, jour après jour, par les soldats exposés aux tirs et aux repérages aériens.
Depuis le printemps, l’armée russe utilise en nombre des engins filoguidés, insensibles aux contre-mesures électroniques. Impossibles à brouiller, ils s’enfoncent profondément dans les lignes adverses. En réaction, les Ukrainiens ont installé des “tunnels” de filets de protection au-dessus des routes stratégiques et de leurs positions de combat. Là où un seul appareil surveillait tout un pan du front l’an dernier, les images de 10 drones en vol s’affichent maintenant en simultané sur l’écran géant de l’opérateur ukrainien dans le poste de commandement. Il n’y a plus de répit.
Une alerte retentit, nous voilà happés dans le dédale des tranchées. Passage devant des postes de combat, les lieux de stockage, puis les zones de vie. C’est là que je rencontre Andrey, Volodymyr, Sergey et leurs compagnons. Ils vivent par groupes de quatre dans de petites “chambres” aménagées le long des parois ; elles sont équipées de lits superposés en bois et chacun personnalise son coin. Andrey a accroché les dessins de ses enfants ; Volodymyr, le croyant, a installé un autel avec deux icônes et une bougie.
Tous rentrent d’une rotation de dix jours en première ligne, postés à quelques centaines de mètres à peine des positions russes. Ils ont tenu leur tranchée sous la menace constante des tirs, des incursions ennemies et des attaques de drones. Les visages sont marqués par la fatigue, les regards, creusés par le manque de sommeil, les privations, le stress. Ils ont de 34 à 59 ans et ont tous laissé une vie derrière eux. Avant la guerre, ils étaient ingénieur, artisan, ouvrier du bâtiment, conducteur de locomotive. Certains se sont portés volontaires dès février 2022. D’autres ont été mobilisés.
La guerre leur semble interminable, mais ils croient en leur mission. C’est du moins ce qu’ils nous affirment en présence de l’officier de communication. Ils parlent des combats comme d’une expérience terrifiante, à laquelle ils ne s’habituent pas, mais qu’ils apprennent collectivement à affronter. « C’est quand vous êtes à proximité d’une explosion qu’alors, seulement, vous comprenez ce que c’est que la guerre. Il suffi t d’une seule fois pour ressentir à quel point c’est effrayant », confie Sergey, 34 ans, célibataire, ingénieur informatique, mobilisé en octobre 2024. Il a rejoint le front après trois mois de formation militaire.
“Brother”, 59 ans, est le plus ancien et le vétéran du petit groupe. Engagé volontaire depuis juin 2022, il sera démobilisé d’office l’an prochain. Marié et père de deux fils, il avait déjà servi quatre ans dans l’armée soviétique dans les années 1980. Il confie, martial : « La patrie est derrière nous et notre mission est de la défendre. Notre état d’esprit est excellent. Comment nous plaindre alors que nous faisons notre devoir : protéger nos parents, nos enfants et nos femmes. » Mobilisé en octobre dernier, Andrey, 39 ans, ne cache pas que ses proches lui manquent : « J’ai une famille et deux enfants, j’ai vraiment envie de les revoir. La première fois que je suis allé en première ligne, c’était effrayant. Je me bats pour eux et pour ma région de Zaporijjia. » À son côté, Volodymyr, 50 ans, ingénieur forestier et père de trois filles étudiantes, s’est engagé dès le début du conflit, puis a été démobilisé pour s’occuper de sa mère âgée. Il a demandé à retourner se battre lorsque son frère, blessé, a pu prendre le relais. Sa foi le soutient, dit-il, et il prie pour les siens et la victoire de l’Ukraine. Tous profitent de cette période de retrait pour reprendre des forces, se laver, manger chaud, nettoyer leurs vêtements et entretenir leurs armes, avant d’être de nouveau engagés. Les allers-retours vers le front sont devenus une véritable épreuve périlleuse à cause des drones : « C’est épuisant. On est déposé de nuit à 4 ou 5 kilomètres de la tranchée, puis on marche en transportant tout le nécessaire pour survivre et combattre plus d’une semaine. » C’est vrai, en particulier, des équipes de dronistes de la 65e brigade. Ils doivent transporter à chaque rotation un nombre conséquent de drones FPV et de charges explosives. Deux dronistes et un artificier forment une équipe, qui est chargée d’envoyer, en moyenne, une dizaine de drones d’attaque par jour contre lesRusses. Cet armement est préparé dans des maisons transformées en atelier de montage et d’entraînement. « Il nous faut quarante minutes pour monter un drone civil et le militariser », témoigne l’un d’entre eux. Pour le pilotage, ils s’entraînent sur simulateur. « Tout se fait à l’intérieur de la maison pour ne pas se faire repérer et subir une attaque », précise le chef d’équipe.
À défaut de pouvoir accéder aux toutes premières lignes — interdites aux journalistes —, direction Orikhiv. La ville comptait 17 000 habitants avant la guerre, ils ne sont plus qu’environ 500 aujourd’hui, majoritairement âgés, qui persistent à vivre dans les ruines : tout est détruit, mais des filets antidrones ont quand même été dressés, pour permettre les déplacements des soldats qui campent discrètement dans des bâtiments éventrés. Miraculés du bombardement de leur maison, Lyubov, 63 ans et son mari Yuriy, 77 ans, vivent dans ce décor d’apocalypse avec 30 chats et 17 chiens ; des animaux confiés par leurs voisins partis précipitamment. Grâce à l’aide d’ONG et à un générateur venu de France, ils réussissent à survivre, malgré l’absence d’électricité, de gaz et d’eau. Lyubov se montre optimiste : « La vie continue. Nous avons la foi. Un jour, notre ville sera reconstruite et les rires des enfants s’y feront de nouveau entendre. » L’arrivée d’un drone, suivie de l’explosion proche d’un obus d’artillerie mettent fi n brutalement à la conversation.
When drones rule in Ukraine
‘You have to be able to eject quickly from the vehicle in the event of a drone attack.’
With those words, Sergei, the communications officer of the 65th Ukrainian mechanised infantry brigade, invited me to get into his vehicle, a civilian 4x4 with an imposing anti-drone jamming system mounted on the roof. His imperative instructions were clear: ‘Bullet-proof vests are compulsory, no seatbelts, telephone in plane mode and everyone is assigned an external surveillance sector’. We headed for the last checkpoint as we entered the combat zone on the Donbass front.
We were about 60 km south of Zaporizhzhia. ‘Speed is our only chance against the FPV (first-person view) kamikaze drones,’ explained Sergueï, his gaze fixed on the lone road where we were. These small video-guided explosive devices have become one of the major scourges of this war. They are inexpensive, capable of striking a moving target with frightening precision and can turn any journey into a mortal danger at the slightest moment of inattention.
Without Sergei, it would have been impossible to get past the Ukrainian army roadblocks to meet the units hidden, either in a village house, under a hedge of trees in open country or buried in the cellars of a destroyed hamlet. On this second line of tree-hidden defence near the small, completely destroyed, town of Orikhiv, the military engineers dug deep trenches, sometimes even supported with reinforced concrete. These trenches offer a stark contrast to those of the front line, often excavated with shovels, day after day, by soldiers exposed to fire and aerial spotting.
Since the spring, the Russian army has been using a large number of wire-guided vehicles that are impervious to electronic countermeasures. Impossible to jam, they penetrate deep into enemy lines. In response, the Ukrainians have installed ‘tunnels’ of protective netting over strategic roads and fighting positions. Where a single aircraft monitored an entire section of the front line last year, images of 10 drones in flight are now displayed simultaneously on the giant screen of the Ukrainian operator in the command post. There is no more room for respite.
An alarm sounds and we are drawn into the maze of trenches. We pass combat posts, storage areas and living quarters. This is where I meet Andrey, Volodymyr, Sergey and their companions. They live in groups of four in small ‘rooms’ along the walls, equipped with wooden bunk beds, and each person has their own corner. Andrey has hung up his children’s drawings; Volodymyr, the ‘believer’, has set up an altar with two icons and a candle.
The fighters have just returned from a 10-day rotation on the front line, stationed just a few hundred metres from the Russian positions. They held their trenches under the constant threat of fire, enemy incursions and drone attacks. Their faces are scarred by fatigue, their eyes hollowed out by lack of sleep, by deprivation and stress. They range in age from 34 to 59 and have all left behind their individual lives. Before the war, they were engineers, craftsmen, construction workers or locomotive drivers. Some volunteered, as early as February 2022. Others were mobilised.
The war seems interminable to them, but they believe in their mission. At least that’s what they tell us in front of the communications officer. They speak of the fighting as a foreign, terrifying experience, one they are collectively learning to cope with.
Sergey is a 34-year-old single computer engineer who was mobilised in October 2024. He joined the front after three months of military training. ‘It’s when you’re close to an explosion that you understand what war is all about,’ he says. ‘You only need to experience it once to realise just how frightening it is.’
‘Brother’, 59, is the oldest and the veteran of the small group. A voluntary enlistee since June 2022, he will be compulsorily demobilised next year. Married with two sons, he already served four years in the Soviet army in the 1980s. He confides: ‘The fatherland is behind us and our mission is to defend it. Our state of mind is excellent. How can we complain,’ he says, ‘when we’re doing our duty, protecting our parents, our children and our wives?’
However, Andrey, 39, was mobilised last October and makes no secret of the fact that he misses his loved ones: ‘I have a family and two children, and I really want to see them again. The first time I went to the front line, it was frightening. I’m fighting for them and for my region of Zaporizhzhia.
And Volodymyr, 50, a forestry engineer and father of three daughters currently studying, enlisted at the start of the conflict, was then demobilised to look after his elderly mother. He asked to return to fighting when his brother, who had been wounded, was then able to take over. His faith sustains him, he says, and he prays for his family and Ukraine’s victory.
All savour this withdrawal to regain their strength, wash up, eat hot food, clean their clothes and look after their weapons before getting back into action. The journeys to and from the front have become perilous because of the drones: ‘It’s exhausting. We’re dropped off at night 4 or 5 km from the trench. Then we walk carrying everything we need to survive and fight for more than a week.’
This is notably the scenario for the teams of drone operators in the 65th Brigade. They have to transport a significant number of FPV drones and explosive charges on each rotation. Two drone operators and an explosives expert send out an average of 10 attack drones a day against the Russians. This weaponry is prepared in houses converted into assembly and training workshops.
‘It takes us 40 minutes to assemble and militarise a civilian drone’, says one of them. For the piloting, they train on a simulator. ‘Everything is done inside the house to avoid being spotted and being attacked,’ explains the team leader.
Since we can’t get to the front lines – off-limits to journalists – we head for Orikhiv. The town had 17,000 inhabitants before the war, but now has only around 500, most of them elderly, who continue to live in the ruins: everything is destroyed, but anti-drone nets have still been erected to allow the soldiers to move around as they camp discreetly in the gutted buildings.
Lyubov, 63, and her husband Yuriy, 77, miraculously saved by the bombing of their house, live in this apocalyptic setting with 30 cats and 17 dogs, animals entrusted to them by their neighbours, who left in a hurry. With the help of NGOs and a generator from France, they manage to survive, despite the lack of electricity, gas and water.
Lyubov is optimistic: ‘Life goes on. We have faith. One day, our town will be rebuilt and the laughter of children will be heard here again.’
The arrival of a drone, followed by the near explosion of an artillery shell, brings an abrupt end to the conversation.