Narcisse ou le souffle renversé
Elodie Guignard photographie cette fois des jeunes femmes qu'elle nomme Narcisse, après avoir photographié des jeunes hommes qu'elle aurait pu nommer Echo. Car Elodie Guignard aime depuis toujours saisir les états limites, l'homme qui semble femme, la femme mythologiquement réputée être homme, le ciel noyé dans le fleuve, les graviers noirs comme le bois brûlé, le reflet pris pour la réalité et aussi, dans un horizon moins élégiaque, la vie soufflée par la mort.
Cette fois encore, Elodie Guignard photographie magnifiquement le ras du sol, le ras du ciel, le ras de l'eau ; toutes les petites décompositions végétales, minérales ou aquatiques : les brins, les gouttes, les fragments, les taches, les plis, les touffes.
Ce qu'on écrase avec les pieds, ce qu'on essuie d'un revers de main devient le théâtre magique, herbeux et humide, de ses reconstitutions.
Mais plus que les autres, cette série d'images renverse le monde et ses histoires, fussent-elles fabuleuses. L'eau du fleuve glisse sur les pierres plates auxquelles une Narcisse (en tunique) blanche s'accroche pour ne pas sombrer. Mais le grain de l'eau est céleste ; en fait de noyade, ne s'agit-il pas d'une chute vertigineuse ?
Et cette autre Narcisse en robe tout aussi blanche, les mains enfoncées dans l'humus et les lèvres peintes, entre-t-elle ou sort-elle de l'eau ? Ses yeux retournés signifient-ils qu'elle s'en tire ou qu'elle s'enfonce ? Derrière elle, un fond de branches et de nuages, jusqu'à ce que... renversement de perspective : l'oeil comprend l'effet de bascule, le décor n'est que reflet dans le fleuve.
Il faut dire à quel point mystérieux ces images sont narcissiques, si l'on se souvient que Narcisse fut fils de fleuve, noyé encore vierge puis pleuré par ses amies naïades, lesquelles trouvèrent des fleurs blanches à la place du cher disparu.
Il faut dire à quel point l'eau mate du fleuve d'Elodie Guignard est magnétique, à quel point les corps vierges se noient, à quel point, la nature forestière, toute en rhizomes, brindilles et feuillages, manque des fleurs que la mort de Narcisse engendrera. Pourtant, narcissisme mystérieux puisque Elodie Guignard photographie toute l'histoire, à l'exception des regards : ses Narcisses ont les yeux clos, troubles, embués, révulsés ; Narcisse qui refusent de se voir, sinon dans le miroir du ciel. Le titre de la série dissipe le mystère : entre la vie et la mort, il n'y a plus de place pour se regarder soi-même, on se saisit par le souffle, cette « renverse du souffle » qui pour Paul Celan signifiait la fragilité de l'identité après le désastre, la misère d'une vie en apnée, quand bien même -pour citer le poète, « Il est grand temps que la pierre s'habitue à fleurir ».
Celan : bien sûr, le travail d'Elodie Guignard pousse sur des références, poétiques et picturales, une Ophélie flottant comme un grand lys peut brouiller la figure de Narcisse que l'on avait cru attraper ; on croit reconnaître une dramaturgie préraphaélite jusqu'à ce que, devant une image précise, le souvenir de Caravage surgisse. Mais ces références ne sont pas là pour corriger notre regard bouleversé par les images de l'artiste. Bien plus subtilement, elles se glissent dans nos rêves au moment même où nous regardons ces images.
Caroline Ibos
Maître de conférences à l'Université Rennes 2
Chercheuse associée au Centre d'Etudes et de Recherches en Arts Plastiques, Université Paris I-La Sorbonne.
Narcisse ou le souffle renversé
Elodie Guignard photographie cette fois des jeunes femmes qu'elle nomme Narcisse, après avoir photographié des jeunes hommes qu'elle aurait pu nommer Echo. Car Elodie Guignard aime depuis toujours saisir les états limites, l'homme qui semble femme, la femme mythologiquement réputée être homme, le ciel noyé dans le fleuve, les graviers noirs comme le bois brûlé, le reflet pris pour la réalité et aussi, dans un horizon moins élégiaque, la vie soufflée par la mort.
Cette fois encore, Elodie Guignard photographie magnifiquement le ras du sol, le ras du ciel, le ras de l'eau ; toutes les petites décompositions végétales, minérales ou aquatiques : les brins, les gouttes, les fragments, les taches, les plis, les touffes.
Ce qu'on écrase avec les pieds, ce qu'on essuie d'un revers de main devient le théâtre magique, herbeux et humide, de ses reconstitutions.
Mais plus que les autres, cette série d'images renverse le monde et ses histoires, fussent-elles fabuleuses. L'eau du fleuve glisse sur les pierres plates auxquelles une Narcisse (en tunique) blanche s'accroche pour ne pas sombrer. Mais le grain de l'eau est céleste ; en fait de noyade, ne s'agit-il pas d'une chute vertigineuse ?
Et cette autre Narcisse en robe tout aussi blanche, les mains enfoncées dans l'humus et les lèvres peintes, entre-t-elle ou sort-elle de l'eau ? Ses yeux retournés signifient-ils qu'elle s'en tire ou qu'elle s'enfonce ? Derrière elle, un fond de branches et de nuages, jusqu'à ce que... renversement de perspective : l'oeil comprend l'effet de bascule, le décor n'est que reflet dans le fleuve.
Il faut dire à quel point mystérieux ces images sont narcissiques, si l'on se souvient que Narcisse fut fils de fleuve, noyé encore vierge puis pleuré par ses amies naïades, lesquelles trouvèrent des fleurs blanches à la place du cher disparu.
Il faut dire à quel point l'eau mate du fleuve d'Elodie Guignard est magnétique, à quel point les corps vierges se noient, à quel point, la nature forestière, toute en rhizomes, brindilles et feuillages, manque des fleurs que la mort de Narcisse engendrera. Pourtant, narcissisme mystérieux puisque Elodie Guignard photographie toute l'histoire, à l'exception des regards : ses Narcisses ont les yeux clos, troubles, embués, révulsés ; Narcisse qui refusent de se voir, sinon dans le miroir du ciel. Le titre de la série dissipe le mystère : entre la vie et la mort, il n'y a plus de place pour se regarder soi-même, on se saisit par le souffle, cette « renverse du souffle » qui pour Paul Celan signifiait la fragilité de l'identité après le désastre, la misère d'une vie en apnée, quand bien même -pour citer le poète, « Il est grand temps que la pierre s'habitue à fleurir ».
Celan : bien sûr, le travail d'Elodie Guignard pousse sur des références, poétiques et picturales, une Ophélie flottant comme un grand lys peut brouiller la figure de Narcisse que l'on avait cru attraper ; on croit reconnaître une dramaturgie préraphaélite jusqu'à ce que, devant une image précise, le souvenir de Caravage surgisse. Mais ces références ne sont pas là pour corriger notre regard bouleversé par les images de l'artiste. Bien plus subtilement, elles se glissent dans nos rêves au moment même où nous regardons ces images.
Caroline Ibos
Maître de conférences à l'Université Rennes 2
Chercheuse associée au Centre d'Etudes et de Recherches en Arts Plastiques, Université Paris I-La Sorbonne.