LA SOCIETE MAROCAINE, QUESTIONS SANS REPONSE
A l'occasion de mon année de collaboration avec la revue « Dîn wa Dunia » parue de 2015 à 2018 j'ai abordé par l'image quelques questions que je me posais sur la société marocaine. Chaque photographie devait être publiée accompagnée d'un texte dévoilant les coulisses de sa réalisation - ou du moins les intentions du photographe. Un texte dans lequel j'insérais des questions qui restent encore sans réponse :
(NB : une légende plus factuelle accompagne chaque photo)
1. « La peur de l'autre » : Nos yeux perçoivent, nos cerveaux interprètent, notre morale juge ... Casablanca un soir d'hiver sur l'esplanade de la grande mosquée Hassan II. Elle est arrivée et a dévalé les marches comme emportée par son élan. Je l'ai vue, elle m'a marqué, je l'ai photographiée. L'image obtenue m'a plu dès sa sortie du révélateur, je l'ai montrée et même exposée. Mais aujourd'hui encore je n'arrive toujours pas à clarifier ce qu'elle suscite en moi : fascination, incompréhension, peur ? Et lorsque est venu le moment de la légender mes réactions contradictoires sont apparues au grand jour : « L'envol du corbeau » ou « Les ailes de la foi » ? Ou tout simplement « Liberté d'être » ? Mais jusqu'où peut-on parler de liberté d'être. La liberté de non être peut elle exister ? Cette idée me fait peur.
2. « Le dormeur du val » : J'aime photographier les scènes de rue et rendre les atmosphères très différentes que l'on peut y trouver. Les passants deviennent les personnages de mes images, mais ce sont des protagonistes que je plonge souvent dans le mystère : photographiés en contre-jour, de dos, en flou de mouvement, hors champ ou hors profondeur de champ, leur présence est plus suggérée que décrite. Ce qui me permet de solliciter l'imagination du spectateur : qui est cette personne, que fait-elle exactement ? Nulle réponse, chacun est livré à ses projections et suppositions personnelles. Et cet homme que j'ai trouvé affalé au pied d'une mosquée, fait-il tout simplement une sieste, ou tel un « dormeur du val » plus mort qu'endormi s'en remet-il à la destinée et à l'omnipotence divine, abandonnant toute velléité de libre arbitre et tout souffle de vie propre ?
3. « Le petit chaperon rouge » : Une photo, pour moi, c'est avant tout une lumière. Quelle que soit la scène que mes yeux perçoivent je sais que je ne pourrai en rendre l'émotion qu'avec un éclairage qui la révèle et la mette en valeur. Il m'arrive donc de m'arrêter devant une lumière et d'attendre qu'un sujet se présente ; c'est ce qui s'est encore passé à l'occasion d'une de mes récentes randonnées casablancaises. Tôt un matin d'hiver, les premiers rayons de soleil lèchent les toits du quartier et leur lumière ne se propage dans les ruelles que sous une forme diffuse et diaphane, attribuant une présence quasi surnaturelle à cette porte de mosquée qui semble bondir hors de son mur blanc. Surgit alors cet écolier devenu à mes yeux un vrai petit chaperon rouge : il sort du bois et marche résolument sur le chemin du savoir malgré la menace béante et la noirceur du dogme ...
4. « Les délices de la vie » : A l'entrée d'un commerce, un avis des plus anodins : « Nous demandons à notre chère clientèle de ne pas toucher aux pâtisseries ». Rentre alors une femme, et derrière elle un homme qui semble la suivre. Et là « pâtisseries », qui en arabe s'écrit « sucreries », devient dans mon esprit facétieux « friandises », « douceurs » ou encore « délices ». Nous voilà prévenus : prière de ne pas toucher aux délices de la vie. Le plaisir est suspect, encadré, interdit, réservé aux devoirs conjugaux ... Il l'est par la société mais aussi par la loi, pénale : interdiction de consommer sans certificat de mariage. Prière aux couples non en règle de bien se tenir ... Mais tout ceci n'est qu'affabulations de photographe : ce couple là était manifestement marié. Ouf, les apparences ont été sauvées.
5. « A nos passantes » : « Un éclair ... puis la nuit ! Fugitive beauté Dont le regard m'a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ? ». A Casablanca la réalité est moins poétique : j'ai trop souvent entendu des amies se plaindre du simple fait de devoir marcher dans nos rues. Elles y sont régulièrement hélées, « complimentées » ou carrément harcelées, et en ont développé une réelle appréhension à sortir de chez elles. Certaines mettent au point toute une stratégie vestimentaire pour passer le plus inaperçu possible et être laissées en paix. Pourquoi de telles agressions seraient-elles vécues comme une fatalité ? Pourquoi ne pas les dénoncer plus fortement ? Et moi, photographe de rue, je me situe où dans tout ça. Admirateur sans agression ni intentions ? Je le crois.
THE MOROCCAN SOCIETY, UNANSWERED QUESTIONS
During my year of collaboration with the magazine "Dîn wa Dunia" (published from 2015 to 2018) I approached by the image some questions that I asked myself about Moroccan society. Each photograph had to be published with a text revealing the background of its realization - or at least the photographer's intentions. A text in which I inserted questions that still remain unanswered :
(NB: more factual caption available with each picture)
1. "Fear of the other": Our eyes perceive, our brains interpret, our morals judge... Casablanca on a winter evening on the esplanade of the Great Hassan II Mosque. She arrived and rushed down the stairs. I saw her, she marked me, I photographed her. The image obtained pleased me as soon as it came out of the developer, I showed it and even ha dit exhibited. But even today I still can't clarify what it evokes in me: fascination, misunderstanding, fear? And when the time came to legend it, my contradictory reactions appeared in the open: "The flight of the raven" or "The wings of faith"? Or simply "Freedom to be"? But how far can we talk about freedom of being? Could freedom of not being exist... This idea frightens me.
2. "Le dormeur du val": I like to photograph street scenes and invoke the different atmospheres that can be found there. The passers-by become the characters in my images, but they are protagonists whom I often plunge into mystery: photographed in backlight, from behind, in blurred movement, out of field or out of depth of field, their presence is more suggested than described. This allows me to solicit the viewer's imagination: who is this person, what exactly does he or she do? There is no answer, everyone is left with their own personal projections and assumptions. Does this man whom I found layed down at the foot of a mosque simply take a nap, or does he rely on divine destiny and omnipotence, abandoning any desire for free will and any breath of his own life, like the Arthur Rimbaud's "Dormeur du val" more dead than asleep?
3. "Little Red Riding Hood": For me, a picture is above all a light. Whatever scene my eyes perceive, I know that I can only capture the emotion with lighting that reveals and enhances it. So sometimes I stop in front of a light and wait for a subject to come up; this is what happened again on one of my recent Casablanca walks. Early on a winter morning, the first rays of sunlight lick the roofs of the district and their light spreads through the alleys only in a diffuse and diaphanous form, attributing an almost supernatural presence to this mosque door that seems to jump out of its white wall. Then emerged this schoolboy who had become in my eyes a real little red hood: he came out of the woods and walked resolutely on the path of knowledge despite the gaping threat and darkness of dogma...
4. "The delights of life": At the entrance to a shop, a most innocent notice: "We ask our dear customers not to touch the pastries". Then walked in a woman, and behind her a man who seems to be following her. And there "pastries", which in Arabic is written "sweets", becomes in my facetious mind "sweets", " delicacies ", "delights". Here we are warned: please do not touch the delights of life. Pleasure is suspicious, supervised, prohibited, reserved for conjugal duties... It is by society but also by the criminal law: it is forbiden to have a relation without a marriage certificate. Please ask couples who are not in good standing to behave properly... But all this is just a photographer's fabrication: this couple was obviously married. Fortunately, appearances have been saved.
5. "To our women passers-by": "Lightning... and then night! Fugitive beauty whose gaze has suddenly made me reborn, Will I see you only in eternity? » (Charles Baudelaire's « A une passante »). In Casablanca the reality is less poetic: I have too often heard women friends of mine complaining about the simple fact of having to walk in our streets. They are regularly called, "complimented" or harassed, and have developed a real apprehension about getting out of their homes. Some of them develop a whole clothing strategy to go as unnoticed as possible and be left in peace. Why would such aggressions be experienced as inevitable? Why not denounce them more strongly? And me, a street photographer, where do I stand in all this? Admirer without aggression or intentions? I believe so.