Arménie, la guerre oubliée
Aux marges de l?Ukraine, un interminable conflit se poursuit à huis clos dans le Caucase. Deux ans et demi après la guerre de 44 jours à l?automne 2020, l?Arménie pleure encore ses fils, tombés au combat face à l'Azerbaïdjan. Ils seraient 5000 soldats à avoir perdu la vie pour la défense du Haut-Karabakh, cette enclave historiquement arménienne disputée entre Bakou et Erevan. Certains d?entre eux n?ont jamais été retrouvés. Héros ou martyrs, leurs visages s?affichent sur des fresques murales à travers tout le pays.
Si beaucoup refusent de parler de défaite, la perte de la moitié du Karabakh a profondément marqué la société arménienne. Signé le 10 novembre 2020 par le premier ministre Nikol Pachinian, l?armistice a été vécu comme une trahison par une partie de la population, qui peine aujourd?hui à retrouver confiance en ses institutions. Pour assurer sa survie, l?Arménie s?est tournée vers la Russie, la traditionnelle puissance tutélaire, qui déploie près de 2000 soldats dans le Karabakh afin de maintenir le fragile cessez-le-feu avec l?Azerbaïdjan. Mais, profitant des défaites russes sur le front ukrainien, Bakou multiplie les coups de main le long de la frontière, et occupe aujourd?hui 50 km2 du territoire national arménien. Les 12 et 13 septembre 2022, les bombes azerbaïdjanaises ont frappé plusieurs localités de l?Est de l'Arménie. Dans le village Sotk, les maisons bombardées sont reconstruites sous les yeux des troupes ennemies, campant sur les collines environnantes.
Tandis que des obus tombaient a? Sotk, la ve?ritable offensive s?est jouée a? Djermouk, au centre-sud du pays. Entre le 12 et le 14 septembre 2022, un déluge de feu s'abat sur la ville thermale perche?e a? 2 000 me?tres d?altitude, malgré la présence de touristes. Depuis, les habitants de Djermouk sont régulièrement réveillés en pleine nuit par des échanges de tirs entre les deux armées. Si, à Erevan, on y voit un levier de pression dans le cadre des négociations de paix, à Djermouk on y perçoit un dessein bien différent. Les Azerbaïdjanais convoiteraient en fait une ancienne route sovietique, qui pourrait servir de base au corridor reliant l'Azerbaïdjan au Nakhitchevan, une république autonome azerbaïdjanaise située à l?Ouest de l?Arménie et frontalière avec la Turquie.
Ce corridor, exigé par le président Ilham Aliyev dès l?armistice de 2020, n?est pas que le caprice d?un régime autoritaire poussant son avantage. Il créerait une ?route civilisationnelle du monde turc?, reliant physiquement la Turquie, l?Azerbaïdjan et les pays turcophones d?Asie centrale. Recep Tayyip Erdogan a pesé de tout son poids pour soutenir militairement Bakou contre ceux qu?il appelle les ?rescapés de l?épée? : une allusion transparente aux Arméniens, survivants du génocide de 1915.
Cette guerre méconnue a donc révélé un nouvel équilibre des forces dans la région, avec une Turquie triomphante et une Russie impuissante. Si Nikol Pachinian a sous-estimé les liens entre Bakou et Moscou, l?influence du Kremlin décroit dans la société arménienne au fur et à mesure de ses revers en Ukraine et de l'afflux de milliers de jeunes russes ?anti-guerre? venus trouver refuge à Erevan.