Frontière invisible
Un des volets verdâtres de l?auberge claque sous la force du vent et rompt le silence. En ce début du mois de mai, le sommet routier du col du bonhomme est noyé de solitude. Covid-19 oblige, l auberge, l'hôtel et la maisonnette de souvenirs affichent fermés. Le bleu du panneau annonçant l'arrivée dans le département du Haut-Rhin tranche avec les teintes moroses du ciel. Le col marque une frontière naturelle entre l Alsace et les Vosges. Redescendez par les virages en épingle sur la gauche et vous arriverez à Plainfaing, commune vosgienne. Déboulez par la droite au milieu de collines fleurissantes et vous serez au Bonhomme, village alsacien.
A une cinquantaine de mètres du parking du col, aujourd hui désert, un chemin s enfonce dans la forêt de pins. La porte du sentier des bornes, randonnée de 8 kilomètres qui longe la route des Crêtes, jusqu'au col du Louschbach. Chargé d histoire, l itinéraire serpente autour de dizaines de bornes plantées depuis plus d un siècle. Entre juillet 1870 et janvier 71, la France de Napoléon III affronte une coalition d'Etats allemands dirigée par la Prusse. Vaincus, les Français cèdent une partie de leur territoire. L'Alsace et une partie de la Lorraine sont annexées par l'empire allemand.
Symbole d une défaite douloureuse
Après une centaine de mètres dans un chemin gadoueux, nous voilà face à ce premier bloc, vestige de cet épisode de l histoire où Alsace et Lorraine étaient terres étrangères. Gravée dans le grès, la lettre D pour Deutschland d un côté, F pour France de l autre. La lettre D n est quasiment plus visible aujourd hui, indique Jean-Claude Fombaron, président de la Société Philomatique Vosgienne, amoureux de l'histoire de son territoire. La première chose faite par le gouvernement français après la réintégration de l Alsace et de la Lorraine en 1918 a été de détruire celles qui étaient proches des voies de communication et des cols et de tenter d effacer le D sur celles qui restaient. Ces bornes illustrant un épisode militaire désastreux étaient perçues comme honteuses.
Entre 1871 et la reprise de l Alsace Lorraine par la France en 1918, un simple pas sur la gauche nous aurait permis de changer de pays. Des soldats allemands gardaient cette nouvelle frontière que des contrebandiers français tentaient de franchir pour importer de l alcool en Allemagne, où cette denrée était plus taxée, donc plus chère.
Dans l ADN des villages et habitants
Cette retouche temporaire des courbes du pays a profondément modifié le quotidien de certaines communes. En 1871, Raon-sur-Plaine et Raon-lès-Leau, deux bourgs censés devenir allemands, pétitionnent pour rester françaises. L'Allemagne cède, restitue les villages rebelles à la France, mais les amputent de leurs forêts, intégrées au territoire de Grandfontaine.
En 1918, lorsque la France retrouve ses deux régions, les signataires du traité de Versailles oublient de restituer les forêts aux deux Raon. Un oubli jamais corrigé. Depuis plus de cent ans, les maires successifs des communes se battent pour récupérer leur poumon vert. «Nous avons été de bons patriotes, nous avons été spoliés et maintenant on nous abandonne. Alors que si on était restés allemands, on aurait toujours nos forêts», s'indignait déjà Antoine Quirin, maire de Raon-sur-Plaine, dans les colonnes de Libération en 2000.
Ces bornes sont inscrites au patrimoine local. Instituteur à la retraite, Michel Masson est un enfant du Bonhomme. Il n a quitté ce village situé au pied du col éponyme que pour des études et une éphémère carrière d ingénieur dans l Oise. Passionné d histoire et de généalogie, il récite la vie de ses parents et grands-parents avec autant de minutie que celle de sa commune natale, qu il apprend en consultant les registres disponibles à la mairie. Suite à l annexion de 1871, la langue française a persisté pendant 20 ans, puis des fonctionnaires allemands sont arrivés et l allemand a pris le dessus, raconte t-il, installé sur un des sièges de la salle du conseil municipal du village.
Gamin, il se baladait dans la forêt, le long des bornes, imaginant l époque où des soldats allemands patrouillaient pour surveiller la frontière. Une trace de l histoire qui s estompe au fil des ans, mais reste visible depuis le coeur du village du Bonhomme. Michel se lève, sapproche de la fenêtre et pointe du doigt le sommet du col. Avec son index, il épouse les formes de montagnes, où sont placées les bornes restantes. Il sourit : Elles sont là pour encore un petit moment.
Texte : Clément Le Foll
Invisible border
One of the greenish shutters of the inn slams under the force of the wind and breaks the silence. At the beginning of May, the road summit of the Bonhomme pass is drowned in solitude. Covid-19 obliges, the inn, the hotel and the small house of memories post closed. The blue of the sign announcing the arrival in the department of Haut-Rhin contrasts with the gloomy tints of the sky. The pass marks a natural border between Alsace and the Vosges. Go down through the hairpin bends on the left and you will arrive in Plainfaing, a Vosges commune. Take a right turn in the middle of flowering hills and you will be in Le Bonhomme, an Alsatian village.
About 50 meters from the parking lot of the pass, now deserted, a path goes into the pine forest. This is the gateway to the "sentier des bornes", an 8 kilometer hike along the route des Crêtes, to the Louschbach pass. Full of history, the itinerary winds around dozens of milestones planted for over a century. Between July 1870 and January 1971, the France of Napoleon III faced a coalition of German states led by Prussia. Defeated, the French gave up part of their territory. Alsace and part of Lorraine were annexed by the German Empire.
Symbol of a painful defeat
After a hundred meters on a muddy path, we come to this first block, a vestige of this episode of history when Alsace and Lorraine were foreign lands. Engraved in the sandstone, the letter D for Deutschland on one side, F for France on the other. "The letter D is almost no longer visible today," says Jean-Claude Fombaron, president of the Société Philomatique Vosgienne, who loves the history of his territory. "The first thing the French government did after the reintegration of Alsace and Lorraine in 1918 was to destroy those that were close to the communication routes and passes and to try to erase the D on those that remained. These markers illustrating a disastrous military episode were seen as shameful."
Between 1871 and the recapture of Alsace Lorraine by France in 1918, a simple step to the left would have allowed us to change countries. German soldiers guarded this new border, which French smugglers tried to cross to import alcohol into Germany, where it was more taxed and therefore more expensive.
In the DNA of villages and inhabitants
This temporary alteration of the country's curves profoundly modified the daily life of certain communes. In 1871, Raon-sur-Plaine and Raon-lès-Leau, two towns that were supposed to become German, petitioned to remain French. Germany gave in and returned the rebellious villages to France, but amputated their forests, which were integrated into the territory of Grandfontaine.
In 1918, when France regained its two regions, the signatories of the Treaty of Versailles forgot to return the forests to the two Raons. An oversight that was never corrected. For more than a hundred years, the successive mayors of the communes have been fighting to recover their green lung. "We have been good patriots, we have been despoiled and now we are abandoned. Whereas if we had remained German, we would still have our forests," Antoine Quirin, mayor of Raon-sur-Plaine, was already indignant in the columns of Libération in 2000.
These markers are part of the local heritage. Michel Masson is a retired teacher and a child of Le Bonhomme. He only left this village at the foot of the eponymous pass for studies and a short-lived career as an engineer in the Oise region. Passionate about history and genealogy, he recounts the life of his parents and grandparents with as much meticulousness as that of his native commune, which he learns by consulting the registers available at the town hall. "Following the annexation of 1871, the French language persisted for 20 years, then German officials arrived and German took over," he recounts, sitting on one of the seats in the village council chamber.
As a child, he used to walk through the forest, along the boundary markers, imagining the time when German soldiers patrolled the border. A trace of history that has faded over the years, but remains visible from the heart of the village of Le Bonhomme. Michel gets up, approaches the window and points to the top of the pass. With his index finger, he hugs the shapes of the mountains, where the remaining markers are placed. He smiles: "They are here for a little while longer."
Text: Clément Le Foll