BHOPAL, DES SARIS POUR MÉMOIRE
Bhopal leur colle à la peau. Fallait-il déposer devant elles ces saris imprimés de coupures de presse racontant cette nuit de décembre 1984 où un gaz mortel s'est échappé de l'usine chimique Union Carbide et s'est insinué partout dans la ville, d'imageries médicales où l'on devine les ravages silencieux qui finissent par exploser et laissent les corps épuisés, du squelette de l'usine comme une statue figée qui rappelle que la page n'est pas tournée, de ces vues des alentours, là où, défiant l'impensable, les familles vont pique-niquer comme si de rien n'était ? Elles les ont dépliés, se les sont appropriés, s'en sont drapé et m'ont regardée ou ont préféré m'offrir leur dos, juste leur silhouette comme une image figée.
J'ai photographié la ville, les intérieurs des maisons où la vie a continué parce qu'il le fallait bien, les soins patients dans ces cliniques où l'on tente de réparer ce qui peut l'être ou tout au moins soulager la douleur quand il ne reste que cela à faire. Je suis retournée dans ce qui reste de l'usine. J'ai fouillé les archives, retrouvé les lettres d'alerte, avant que Bhopal ne bascule, ces missives qui n'ont servi à rien, j'ai entendu des cris de colère et des silences résignés. J'ai pris le temps. Et j'ai aimé ces femmes debout. Elles sont dignes et belles.
Elles ont accepté mon idée. Les faire poser dans ces saris imprimés. Elles ont accepté que Bhopal leur colle encore un peu plus à la peau. Certaines sont des combattantes inlassables. Elles réclament réparation pour les 3 500 morts directs de la nuit de la catastrophe et les 200 000 malades qui se sont ajoutés au fil des années. Elles descendent dans la rue pour réclamer aux autorités qu'elles nettoient le site qui continuent de polluer. Elles souffrent, aussi, mais n'en disent pas grand-chose parce qu'il faut bien aller de l'avant, malgré l'empreinte du temps, les souffrances physiques, la peau qui part en lambeaux, le souffle court, les yeux qui s'épuisent. Certaines sont directement touchées, d'autres le vivent par leur entourage interposé. Leur dignité m'a émue. Elles restent femmes et c'est aussi ce que disent ces broderies de couleur qui bordent les saris, comme un pied de nez délicat à la violence qui s'impose à elles et aux leurs. Même dans les intérieurs les plus modestes, j'ai vu cette délicatesse qui est aussi une lutte silencieuse. J'aurais pu les faire poser chez elles mais j'ai voulu que ces mouvements de drapés et ces regards forts et doux à la fois s'imposent à nous et se détachent sur ces images qui nous rappellent ce qu'a été Bhopal et ce qu'est aujourd'hui cette ville indienne dont le nom est définitivement lié à une catastrophe chimique qui aurait pu être évitée.
Alors oui, il me fallait déposer devant elles ces saris. Elles les portent comme un défi et j'aime qu'elles soient belles de ce combat.
BHOPAL, SARIS FOR MEMORY
Was it necessary to lay down in front of them these saris printed with newspaper clippings relating this ominous night of December 1984 when a deadly gas escaped from the chemical plant of Union Carbide, with medical imagery where we guess the silent ravages, with the skeleton of the factory standing like a frozen statue which reminds us that the page is not yet turned, with these views of the near-by areas, where, defying the unthinkable, families go to picnic as if nothing had happened? They unfolded them, claimed them, draped themselves in them and some looked at me and others preferred to offer their backs to me, just their silhouette like a frozen image.
I photographed the city, the interiors of the houses where life went on because it had to, the patient care in these clinics where they try to repair what can be repaired or at least relieve the pain. I went back to what's left of the factory. I searched the archives, found the whistle blowing letters, before Bhopal fell down, these warnings which were paid no heed, I heard cries of anger and resigned silences. I took my time.
They accepted my idea. Have them pose in these printed saris. They accepted Bhopal sticking a little more to their skin. Some are tireless fighters. They claim compensation for the 3,500 who died the night of the disaster and for the 200,000 patients adding up over the years. They take to the streets to demand that the authorities clean up the site which continues to pollute. They are suffering too, but do not speak about it much because they have to move forward, despite the mark of time, the physical suffering, the ragged skin, the shortness of breath and exhausted eyes. Some are directly affected, others live the nightmare through their entourage interposed. Their dignity moved me. They remain women, and that is also what the colored embroidery bordering the saris says, like a delicate mockery to the violence imposed on them and their families. I could have made them pose at home but I wanted these movements in the drapes and their gaze, strong and sweet at the same time to challenge us and stand out on these images reminding us of what was Bhopal and what this Indian city is today, whose name is forever linked to a disaster which could have been avoided.
So yes, I had to lay down these saris in front of them. They wear them in defiance and I like them to be beautiful in this fight.