Téhéran : espaces publics, espaces virils ?
A Téhéran, l'espace public est un espace difficilement mixte, presque « viril ». En se baladant dans les rues, il est aisé de constater que les hommes et les femmes font bande à part. Pour cause, la sharia proscrit la proximité entre les sexes opposés si aucun lien familial ne les unit. Cette séparation des sexes est effective dès le plus jeune âge : à l'école, les garçons et les filles s'éduquent dans des établissements respectifs jusqu'à l'université.
Si une large partie de la population se fréquente entre quatre murs, il est rare de les voir s'afficher en bandes mixtes dans la rue. Alors, dans les cafés ou dans les lieux publics, les hommes et les femmes prennent chacun possession d'un territoire distinct. Les femmes se retrouvent davantage dans les cafés, lieux alors encadrés et surveillés. Les hommes, eux, utiliseront ouvertement l'espace de la rue. Les salons de beauté réservés aux femmes seront cachés des regards indiscrets, pendant que les coiffeurs pour hommes auront pignon sur rue. Cette démarche soulève la question de la disqualification des lieux d'entre soi féminins.
Outre la présence de la Sharia, la division du genre dans les espaces publics de Téhéran semble avoir plusieurs facteurs. L'urbanisme façonne nos villes. Si c'est le cas dans nos villes européennes, cette démarche est d'autant plus vraie en Iran : la ville est souvent pensée par les hommes, pour les hommes*. Les espaces publics sont équipés d'espaces de loisirs ou de terrains de sport majoritairement utilisés par les hommes. Il peut être déplacé pour une femme de pénétrer l'univers masculin, risquant les représailles. La place de la femme est comme reléguée en seconde zone : celle d'être une mère de famille qui accompagne son enfant. Par cette démarche, ne cherche-t-on pas à préserver une société où l'activité des femmes tourne autour du foyer ? Téhéran pensé ainsi peut difficilement être considéré comme une ville plaisir pour les femmes.
Egalement, si l'on se penche sur les détails visuels, il est rare de voir une femme représentée dans les espaces publics, les figures de l'Histoire en Iran étant essentiellement masculines. A cet effet, les visages de nombreux hommes occupent les murs de Téhéran. Outre les visages de Khamenei ou Khomeiny, ce sont bien les soldats martyrs de la guerre Iran-Irak qui sont représentés. Ces peintures des martyrs, aussi appelés Shohada, sont le visage d'une guerre qui s'est terminée en 1988 et d'un pays meurtri qui ressent le besoin de faire perdurer leur mémoire.
Cependant, un troisième espace vient nuancer les notions d'espaces publics et d'espaces privés : l'espace intermédiaire. A ce sujet, M. Rahmani réalise le documentaire « Passengers » en 2015 (Ahvaz, Iran) dans un taxi où il tente de saisir une réalité sociale à travers des échanges. Pour lui, l'utilisation du taxi comme espace clos permet la création d'un espace alternatif pouvant libérer la parole.
Comme le note Hanieh Ziaei dans son analyse de « Passengers »**, « le réalisateur constate malgré lui que les femmes éprouvent plus de malaise dans l'expression. Elles éprouvent de la difficulté à faire confiance à l'usage que « certains » pourront faire de leurs dires. Le silence parfois choisi par les femmes peut être considéré comme une résistance à cette invitation à la parole ». L'autocensure en Iran est alors intériorisée par crainte d'interprétation et de représailles suite à l'expression d'opinion. Ce comportement illustre partiellement la division genrée présente dans l'espace social de la société iranienne.
Dans ce contexte, le double discours et le mensonge sont devenus un mode de vie en Iran. Des Iraniens m'avaient précisé : « dans ce pays, si tu es honnête, tu es considéré comme quelqu'un de faible », sous-entendant que le mensonge est la caractéristique la plus audacieuse pour se protéger d'un système « sur écoute »***. Comme réponse à ce phénomène, beaucoup de citadins préfèrent alors vivre à huit clos. A Téhéran, se cacher c'est se permettre d'exister.
Cette série de photographies met l'accent sur la division genrée de l'espace social dans la société iranienne.
* Podcast "Des villes viriles", Victoire Tuaillon, Septembre 2018
** Analyse du documentaire "Passengers" par Hanieh Ziaei, Mars 2018
***Vivre et mentir à Téhéran, Ramita Navai, 2015
Tehran: public spaces, manly spaces?
In Tehran, public space is a space where mixity is hardly found, nearly "manly". As we walk the streets, it is easy to see that men and women are separate. For good reason, the Sharia prohibits the proximity between the opposite sexes if there is no family link between them. This separation of the sexes is effective from an early age: at school, boys and girls are educated in respective institutions up to university.
If a large part of the population frequents each other between four walls, it is rare to see them displayed in mixed bands on the street. So, in cafés or public places, men and women each take possession of a distinct territory. Women are more likely to find themselves in cafés, places which are supervised. Men, on the other hand, will openly use the street space. Beauty salons reserved for women will be hidden from prying eyes, while men's hairdressers will have a presence on the street. This approach raises the question of the disqualification of female places of self.
In addition to the presence of Sharia law, the gender division in Tehran's public spaces seems to have several factors. Urban planning shapes our cities. If this is the case in our European cities, this approach is all the more true in Iran: the city is often thought of by men, for men*. Public spaces are equipped with leisure areas or sports fields mainly used by men. It may be inappropriate for a woman to enter the male world, risking reprisals. The woman's place is as if relegated to the second zone: that of being a mother who accompanies her child. By this approach, are we not trying to preserve a society where women's activity revolves around the home? Tehran thought this way can hardly be considered as a city of pleasure for women.
Also, if we look at the visual details, it is rare to see a woman represented in public spaces, as the figures of history in Iran are essentially masculine. To this end, the faces of many men occupy the walls of Tehran. In addition to the faces of Khamenei or Khomeiny, it is the martyred soldiers of the Iran-Iraq war who are represented. These paintings of the martyrs, also known as Shohada, are the face of a war that ended in 1988 and a wounded country that feels the need to keep their memory alive.
However, a third space nuances the notions of public and private spaces: the intermediate space. On this subject, Mr. Rahmani made the documentary "Passengers" in 2015 (Ahvaz, Iran) in a taxi where he tries to capture a social reality through exchanges. For him, the use of the taxi as a closed space allows the creation of an alternative space that can free up speech.
As Hanieh Ziaei notes in her analysis of "Passengers "**, "the director notes that women experience more discomfort in expression. They have difficulty trusting the use that "some" will be able to make of their own words. The silence sometimes chosen by women can be considered as a resistance to this invitation to speak". Self-censorship in Iran is then internalized for fear of interpretation and reprisals following the expression of opinion. This behaviour partially illustrates the gendered division in the social space of Iranian society.
In this context, double talk and lies have become a way of life in Iran. Some Iranians had told me: "In this country, if you are honest, you are considered weak", implying that lying is the most audacious characteristic to protect yourself from a system that is "on wiretap" ***. As a response to this phenomenon, many urban dwellers prefer to live behind closed doors. In Tehran, hiding is about allowing yourself to exist.
This serie of photographs focuses on the gender and sexual division of social space in Iranian society.
* Podcast "Des villes viriles", Victoire Tuaillon, September 2018 (FRENCH)
** Analysis of the documentary "Passengers" by Hanieh Ziaei, March 2018 (FRENCH)
*** City of lies: Love, sex, death and the search for truth in Tehran, Ramita Navai, June 2015 (ENGLISH)