Place de France
Place de France, du nom d'un quartier populaire en centre-ville de Massy, Essonne.
«
On devrait dire Place du Monde», me lâche David, 16 ans, frappé par la police pour recel de poussette, en témoigne son oeil droit qui ne parvient pas à s'ouvrir. La paupière présente une énorme ecchymose, et ça, on ne peut pas le râter malgré sa peau noire.
Son histoire a fait le tour des mamans du quartier. David est un garçon avenant, assidu à l'école comme à l'église. Il prévient sa mère quand il a du retard. Alors on a eu peur quand il a eu affaire à la police. Le traumatisme était trop présent.
Il faut dire que l'incident a eu lieu dans la foulée du décès de Curtis, 17 ans, pris en chasse par les agents de la BAC d'Antony le 5 mai 2017 parce qu'il roulait en quad. Sans casque. À peu près le même âge, beau jeune homme d'un mètre quatre-vingt dix, bon élève, aimable et serviable. Un gars sans histoire. Curtis aussi était noir. Et Français, ne le dira-t-on jamais assez.
Selon le collectif Urgence Notre Police Assassine, ils sont entre 12 et 20 à mourir tous les ans suite à violences policières en France. Ces statistiques ne prennent pas en compte les blessés et mutilés. Il n'existe d'ailleurs pas de statistique officielle émanant d'un observatoire indépendant qui permette d'établir en toute transparence la réalité des faits, ce que déplorent les familles et proches de victimes.
Les policiers impliqués dans ces décès semblent évoluer dans un climat d'impunité. Ils sont peu inquiétés par la justice et ne sont pas suspendus de leur fonction durant leur instruction, si elle a lieu.
Minoritaires dans la population française, les personnes issues de l'immigration ou de la colonisation sont sur-représentées parmi les victimes.
Ces décès suite à violences policières ont pour point commun qu'ils impactent au-delà du simple cercle familial, que par leur dimension raciste, de nombreuses personnes se sentent affectées.
Place de France, ce sont tous les habitants qui pleurent Curtis. Sincèrement. Le 7 mai ce sont peut-être 500 massicois qui sont venus présenter leurs condoléances aux proches. Le 14 mai lors de la marche organisée par la famille, ce sont encore 600 personnes qui ont répondu présentes.
On le pleure et on le chante sans retenue dans un morceau de rap dédié à sa mémoire («
ça m'fait mal, de m'dire qu'on m'a volé un d'mes frères, à ce qu'il paraît faut s'taire, quand il y a bavure policière, la cité a souffert, nous faire pleurer c'est tout ce qu'ils ont su faire»
Bavure Policière, par le Yakuza Gang, groupe originaire des Baconnets, ensemble rattaché à Massy).
La famille de Curtis a maintes fois appelé au calme afin que les jeunes n'explosent pas de colère. Suite à son décès, Place de France était en état de siège. La préfecture avait déployé les grands moyens. On n'avait jamais vu autant de policiers épaulés de militaires sur-armés dans le quartier. Un plan type Vigipirate alerte noire. Il n'était pas question d'un début de commencement d'émeute durant l'entre deux tours des présidentielles. Pensez-vous, ce n'était pas simplement l'Essonne, mais la démocratie toute entière qui était mise en danger.
Faïçal, directeur de la petite mosquée située juste derrière Place de France, homme vif, la petite cinquantaine, barbe en collier et T-Shirt rose, a fait beaucoup pour le maintien de la paix sociale du quartier. Il a relayé sans relâche des nuits durant les appels au calme de la famille. Face à la soixantaine de jeunes prêts à hurler leur tristesse de la seule façon qui soit perceptible hors les murs de leur cité assiégée, il a mobilisé les fidèles de sa mosquée. De fait, il a constitué une «brigade des pères». Les papas sont allés parler aux adolescents un à un pour les prier de rentrer à la maison, de ne pas tomber dans la provocation des forces de l'ordre et la spirale infernale des violences urbaines car le quartier en pâtirait au quotidien.
Comment rester enfermé dans sa chambre alors qu'un ami du même âge vient de décéder dans de pareilles circonstances?
Le préfet avait donc déployé les grands moyens (armés), mais dans son immense sagesse avait oublié d'installer une cellule psychologique d'urgence suite au drame. Comme si le décès d'un jeune de 17 ans étant né, ayant grandi, vécu et mort Place de France dans des circonstances violentes et troubles, n'était pas un traumatisme.
C'est uniquement grâce à la mobilisation citoyenne des habitants du quartier que la cité n'a pas craqué.
En tant que photographe, parmi les premiers mots échangés avec les habitants lors de mon arrivée sur les lieux du drame le 5 mai 2017, ce furent des reproches: pourquoi est-ce que je me déplaçais quand ça allait mal? Où étais-je la veille quand tout allait bien et où serai-je quand tout s'apaiserait?
Effectivement, quelle image emporterai-je? De quoi me ferai-je le messager?
Celui d'une urgence sociale qu'on ne peut pas taire, celle des violences policières?
Celui de violences urbaines qui n'ont pas eu lieu? Pourquoi alimenter sans cesse cette fascination morbide pour les véhicules brûlés et les émeutiers?
Ou alors celle d'un quartier qui porte un nom si grand que ça ne peut pas être un hasard:
Place de France.
Une place de France où bienveillance et solidarité ne sont pas de vains mots;
Place de France où on se confronte à la réalité et non pas à la représentation d'une réalité qu'on voudrait hostile ou misérabiliste;
Place de France où de nombreux jeunes sont volontaires et responsables, où ils n'ont pas oublié d'aller voter pour un jeune loup dont ils louent l'esprit d'initiative;
Place de France où toutes les nationalités du monde sont représentées, comme me disait David,
jeune élève de 16 ans, frappé par la police pour vol et recel d'une poussette ni volée, ni recelée, juste comme ça, pour lui rappeler la place qu'il doit garder en société;
une Place de France heurtée, meurtrie et souillée dans les valeurs qu'elle porte au quotidien quand l'institution a tué un de ses fils,
ces mêmes valeurs inscrites sur le fronton des mairies et enseignées à l'école républicaine: liberté, égalité et fraternité.
Liberté et droit de cité pour ses habitants, égalité devant la justice, la fraternité comme seuls savent l'envisager les citoyens issus des grands ensembles.
Place de France ou le quotidien d'un quartier populaire (ou impopulaire, c'est selon).
In Memoriam Curtis
Place de France
Place de France, name of a popular district in downtown Massy, Essonne, France.
"
We should say Place of the world," says David, 16, who was hit by the police for stroller concealment, as his right eye failed to open. The eyelid has a huge bruise, and you can't miss that despite its black skin.
His story has toured the motherhood. David is a kind boy, both in school and church. He tells his mother when he's late. So we got scared when he dealt with the police. The trauma was too present.
It must be said that the incident took place in the wake of the death of Curtis, 17 years old, who was chased by the police forces on May 5, 2017 because he was riding a quad. No helmet. Curtis was black too. About the same age, handsome young man of one meter ninety, good student, kind and helpful. A guy with no story. And French, we can never say it enough.
Died for nothing.
According to the collective Urgence Notre Police Assassine, they are between 12 and 20 to die every year following police violence in France. These statistics do not include the injured and maimed. Moreover, there are no official statistics from an independent observatory that would make it possible to establish in all transparency the reality of the facts, which is deplored by the families and relatives of victims.
The police officers involved in these deaths appear to be operating in a climate of impunity. They have little concern for justice and are not suspended from duty during their investigation, if it takes place.
Minorities in the French population, people of immigrant or colonial origin are over-represented among the victims.
At the beginning of the same year, there were Shaoyo Liu and Angelo Garand, fateful representatives of the Asian and Gypsies communities. These deaths following police violence have in common that they impact beyond the simple family circle, that by their racist dimension, many people feel affected.
Place de France, it is all the inhabitants who cried Curtis. Sincerely. On 7 May, perhaps 500 inhabitants came to offer their condolences to the relatives. On 14 May, during the march organised by the family, 600 people were still present.
We mourn him and sing it without restraint in a rap piece dedicated to his memory ("
it hurts me, to tell me that one of my brothers was stolen from me, it seems is necessary to remain silent, when there is police blunder, the city suffered, they know how to make us cry" Koro, by the Yakuza Gang, group originating from Baconnets, district attached to Massy).
Curtis' family has repeatedly called for calm so that young people do not explode with anger. Following his death, Place de France was under siege. The prefecture had deployed the great means. We had never seen so many police officers with overarmed soldiers in the neighbourhood. A Vigipirate type black alert plan. There was no question of the beginning of a riot during the interval between two rounds of the presidential elections. It was not just Essonne, but democracy as a whole that was at risk.
Faïçal, director of the small mosque just behind Place de France, a lively man in his fifties, a beard in a collar and a pink T-Shirt, has done a lot to maintain social peace in the neighbourhood. He relentlessly relayed nights during the family's calls for calm. Faced with sixty young people ready to shout their sadness in the only way perceptible outside the walls of their besieged city, he mobilized the faithful of his mosque. In fact, he formed a "fathers' brigade". Dads went to talk to the teenagers one by one to ask them to go home, not to fall into the provocation of the police and the infernal spiral of urban violence because the neighbourhood would suffer daily.
How can you stay locked in your room when a friend of the same age has just died in such circumstances?
The prefect had thus deployed the great means (armed), but in his immense wisdom had forgotten to install an emergency psychological cell following the drama. As if the death of a 17-year-old born, raised, lived and died Place de France in violent and disturbing circumstances was not a trauma.
It is only thanks to the citizen mobilization of the inhabitants of the district that the city did not crack.
As a photographer, among the first words exchanged with the inhabitants when I arrived at the scene of the tragedy on May 5, 2017, were reproaches: why did I move when things went wrong? Where was I the night before when everything was going well and where would I be when everything would calm down?
Indeed, which image will I carry? What image did I want to give of the inhabitants? What will I make the messenger out of?
The one about a social emergency we can't keep quiet, police violence?
The one about urban violence that didn't happen? Why keep fuelling this morbid fascination for burned vehicles and rioters?
Or that of a district that bears a name so big that it cannot be a coincidence: Place de France.
A place in France where gentleness and solidarity are not empty words;
Place de France where one confronts reality and not the representation of a reality that one would like hostile or miserable;
Place de France where many young people are volunteers and responsible, where they have not forgotten to vote for a young wolf whose spirit of initiative they praise;
Place de France where "
all the nationalities of the world are represented", as David told me,
a 16-year-old student, hit by the police for theft and receiving a stroller neither stolen nor concealed, just like that, to remind him of the place he must keep in society;
a Place de France struck, bruised and soiled in the values it carries in its daily life when the institution killed one of its sons,
these same values inscribed on the pediment of town halls and taught at the republican school: freedom, equality and fraternity.
Freedom and the right of the city for its inhabitants, equality before justice and fraternity, as only the descendants of exiles who have grown up in large groups can envisage.
Place de France or the daily life of a popular (or unpopular, it is according to) neighborhood.
In Memoriam Curtis